Premier long-métrage distribué en France et première production réalisée sous les auspices de Dogma 95, charte esthétique potache et iconoclaste associée jusqu’ici au nom de Lars Von Trier, Festen n’a rien d’un devoir convenable, ni d’un examen de passage en bonne et due forme. Plutôt un manifeste injurieux, offrant sa matière vidéo surexposée et mal cadrée comme seul gage de bonne volonté ; l’œuvre turbulente d’un enfant terrible bien décidé à déranger son monde et à mettre un peu de désordre.

Comme les Idiots, Festen joue l’excès et la provocation ; mais mieux que les Idiots, le film de Vinterberg sait alterner le surrégime des émotions fortes et l’étiage des coups reçus. Les mots de Christian contre son père et les chuchotements crasses qui les accueillent forment comme un balancement maudit qui défait peu à peu le cérémonial et la pompe mensongers. Festen raconte l’histoire de cette « déglingue » ou plutôt le temps qu’il faut à une bonne mauvaise nouvelle pour faire son œuvre, en l’occurrence détruire un monde. Le monde, c’est celui d’un chef de famille omnipotent, respecté de tous et célébré lors d’un repas à l’occasion de ses soixante ans. La nouvelle c’est celle de son fils aîné, Christian, sain de corps et d’esprit malgré l’œuvre du père. Efficace entreprise de subversion, le film de Vinterberg détourne un à un les codes du rituel familial qu’il met en scène (le discours élogieux, le toast improvisé, les excuses publiques) pour en faire les armes de sa destruction en règle. Toute la force du film réside dans ce dynamitage « courtois » de l’ordre paternel. Le fond des assauts de Christian est indissociable de la forme qu’ils prennent : ils s’inscrivent toujours dans les règles de la prise de parole autorisée, le tintement du verre avant chacune de ses interventions apparaissant comme le geste symptomatique de ses attaques « loyales » et comme le signe aussi d’une ironie et d’un humour qui travaillent le film en profondeur malgré la gravité de son sujet. Il y a là comme une exécution économe et polie du père, une charge sereine qui rend d’abord compte du sang froid de Christian et du mûrissement de son plan (il vient à ce repas, seul, à pied et presque sans bagage) ; plus largement, cette civilité dans l’attaque correspond au projet jubilatoire de Vinterberg qui enregistre la violence née du décalage entre la portée des vérités révélées et leur mise impeccable.

Le caractère « respectueux » des offensives de Christian est renforcé a contrario par l’hystérie de son frère Michael. C’est d’ailleurs la première fausse piste lancée par Vinterberg dans un film qui se joue constamment des attentes du public. Le premier quart d’heure de Festen est surtout concentré sur Michael, le frère cadet, non-convié à la fête pour cause de mauvaise conduite lors d’assemblées précédentes. L’arrivée des deux frères au manoir familial met en scène deux tempéraments diamétralement opposés : la réserve et la correction pour Christian ; la colère et la vulgarité pour Michael. Le père invite Christian à une entrevue cordiale avant les festivités mais convoque sévèrement Michael pour lui conseiller de bien se tenir et de ne pas trop boire. Tout est orchestré par Vinterberg pour désigner Michael comme l’agent du débordement à venir. C’est l’inverse qui se produit. L’art de Festen c’est l’art du décalage, de la situation incongrue : la violence vient toujours d’où on ne l’attend pas : de la tablée familiale qui entonne un chant raciste alors que le fiancé noir d’Hélène fille du célébré et sœur de Christian vient d’être intronisé par un toast aimable de la mère ; d’ un oncle de Christian prêt à tabasser son neveu qui commence à convaincre le beau monde de la vérité de ses dires.

La tension inouïe qui monte chez le spectateur à l’écoute du premier discours de Christian est un mélange d’incrédulité et de consternation libérant un suspense moteur qui rend le film fascinant : quand Christian sera-t-il entendu ? C’est quand l’œuvre de destruction, commencée par le fils, est encouragée par le chef cuisinier et les domestiques que le récit progresse. Le spectateur est alors plongé dans un abîme d’incertitude : l’audace de Christian effraie en même temps qu’elle stimule. Comme Beth, dans Breaking the Waves qui s’exposait à tous les risques pour redonner vie à son mari perdu, Christian s’engage dans un combat sacrificiel pour la vérité et en mémoire de sa sœur tuée par le silence et le mensonge. Comme Beth, Christian est un mélange de force et de fébrilité, prêt au pire s’il doit arriver. Le fils affronte alors le père. Le crescendo dramatique qui s’ensuit (hausse de ton, injures, expulsion du gêneur) balaie tout sur son passage et la beauté, la force de ces scènes viennent encore de ce que la crue des colères déborde toujours d’un lit bien fait (c’est bien le smoking et le complet-veston qui rendent tous ces gens odieux quand ils « sortent » le fils prodigue !). Hitchcock a écrit quelque part que tuer quelqu’un ( ici le père) est une affaire pénible, douloureuse et qui prend du temps. Il faut près de deux heures à Vinterberg pour déshabiller le roi, lui ôter sa « propreté ». Deux heures d’une puissance rare dans le cinéma d’aujourd’hui : guerre et paix.

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