A l’heure de la réédition de son roman Jeanne la pudeur -après celle de L’Epi monstre l’an dernier-, Nicolas Genka s’entretient de ses livres (toujours frappés d’interdit depuis 1962 par l’article 14 de l’ordonnance du 23 décembre 1958 ajoutée à la loi du 16 juillet 1949), de la censure et des nouveaux visages que prend celle-ci.


Chronic’art : La censure s’étant déjà activée après la sortie de L’Epi monstre, est-ce que cela a eu une influence sur l’écriture de Jeanne la pudeur ? Et y a-t-il eu une interruption du processus créatif entre les deux ?

Nicolas Genka : Au contraire, une accélération ; elle est notamment due à la lâcheté des autres. Tout le procès était basé sur la publicité, sur une volonté de nuire. Si l’arrêté d’interdiction a été maintenu, c’est à mon avis pour permettre au pouvoir d’intervenir sur l’information du procès. Toutes les tentatives pour lever cet arrêté ont échoué. Au procès, toutes les accusations annexes (mœurs, etc.) étaient basées sur l’interdiction du livre. C’était tellement grotesque que ça a pris. Imaginez que ça ce soit passé chez les soviétiques. Je ne fais aucune séparation entre les livres et le combat destiné à abroger l’article 14 de cette loi scélérate, loi sur les publications destinées à la jeunesse -il faut savoir lire. Qu’est-ce faire d’autre aussi, en demandant son abrogation, si ce n’est mon métier d’écrivain ?

Vous vous assignez cette tâche parallèlement à l’écriture ?

Absolument. Et certains qui ont eu peur -à l’époque, mon éditeur par exemple- ou qui ont encore peur aujourd’hui, en passant sous silence cette loi, font acte de lâcheté. L’Epi monstre n’est pas un livre érotique. Ces hommes qui font profession d’anti-censeurs, éditeurs ou autres, font tout auprès de leurs ambassadeurs pour séparer deux propos : littérature et combat en faveur des libertés. Or il se trouve que ça n’a jamais été mon programme. Dans le roman inédit en 9 tomes (Sous l’arbre idiot), roman polyphonique, où je change quasiment de style à chaque volume, cas de figure parfaitement inattendu dans la littérature française, le thème, derrière le personnage mis en scène, est cette loi qui continue de régner depuis plus de 40 ans, et qui a mis en place une mentalité d’auto-censure de la part des auteurs tout en consacrant la censure chez les éditeurs.

Ces gens n’ont-ils pas été neutralisés. Et qu’en était-il des auteurs (Jouhandeau, Genet, Cocteau, etc.) qui vous ont soutenu au début des années 60 ?

Les auteurs qui m’ont défendu l’ont fait pour des raisons de style. Ils aimaient avant tout le style du livre. Ils ne pensaient pas un seul instant, avec l’avènement de la société dite permissive annoncée dans le roman, que ce combat devait être mené. Je ne suis ni d’un bord ni de l’autre. J’ai eu simplement plaisir à balancer ça à la gueule de l’époque. En même temps, je fustige la révolution, les nouveaux philosophes, les nouveaux Morphée, la classe dirigeante, les missionnaires pédérastes, à l’image des missionnaires d’autrefois, les prêtres, dans la chair de la langue. Le seul chapitre un peu philosophique du livre est celui qui a fait déborder la coupe. Si on a interdit ce livre, c’est que l’indice de plausibilité était là. Jeanne la pudeur est une réponse aux « pères la pudeur », les censeurs de l’époque. Et la maison de Jeanne, notre maison à tous, la représentation première du monde. J’ai donc écrit ce livre par réaction de très grande colère après l’interdiction de L’Epi monstre, et suite au saccage de la maison que j’habitais en Bretagne.

Avez-vous le sentiment d’un formidable gâchis ?

J’ai continué à écrire, fait des films. Je suis du côté de la vie. Mais ce furent des moments d’interrogations, des moments graves, moins de mon côté que du côté de ma famille, qui en a subi le poids, la terreur, et a été en partie dévastée par cette histoire. Je me suis interdit le suicide. Mais cela a créé des conditions d’isolement épouvantables : vos prétendus amis vous donnent des cours de lâcheté dans ces moments-là. Bien que les auteurs luttent contre la paranoïa, on se pose des questions. Le système adore vous accuser de paranoïa alors que le monstre de paranoïa, c’est lui. Ce sont de vieux arguments dont on ne sort pas. Nous ne vivons plus sous l’égide du pouvoir, mais de l’abus de pouvoir. Le star-système encourage cela. L’image narcissique a totalement et vraisemblablement durablement réorienté la volonté de puissance pour nous amener dans un labyrinthe où il n’y a que le vide. Cette frénésie de « chacun veut son image »… Eh bien, essayons de bien observer ces conditions du spectacle pour en faire quelque chose. Car le sens est là.

Ces deux livres sont aussi annonciateurs de l’évolution, contre l’ordre moral, des mœurs. Aujourd’hui, quel visage prend l’ordre moral ?

L’ordre moral règne toujours mais de manière encore plus perverse. J’ai refusé d’en parler avec mes contemporains, même ceux qui aiment beaucoup cette approche lyrique de la vie qui est dans mes livres, et qu’on prenait pour une sorte de rage. Et puis, j’annonce le « rétro », c’était mon obsession. Le « rétro » est au monde social ce que la théorie de l’éternel retour est au monde primordial. Je l’appréhendais pour mieux le situer, entre la nostalgie de l’âge d’or nature du temps primordial et l’âge d’or économique. C’est un livre ambigu en ce sens, à la frontière du temps circulaire et de l’approche commémorative du millénaire. D’un côté, un temps du Christ -Jeanne reste chrétienne-, et de l’autre l’annonce de la charge pédophile fin de millénaire.
L’ombre portée de l’assassin et de l’enfant est celle de la famille telle que la concevaient les religions polythéistes. Elle constitue une réponse oblique aux « pères la pudeur » que j’évoquais, c’est-à-dire les censeurs ; en fait, l’annonce du paganisme rédempteur. Derrière ce fait divers, il y a une psychanalyse du crime. Ce n’est pas un procès du christianisme. C’est un meurtre mythologique : cet enfant, c’est Eros. Derrière chaque crime pédophile, il y a ce caractère originel. Les clefs de l’énigme sont là, données : l’ombre de Jeanne, c’est la déesse de l’amour, le « noir », c’est le dieu Pan. C’est un livre policier pour mythographe détective.

Avez-vous la conviction que le roman n’a de raison d’être que s’il mêle fiction, poésie et théorie pour atteindre des enjeux essentiels ?

Jeanne la pudeur est un cas exceptionnel où l’alexandrin est inséré dans un texte de prose. J’ai trouvé pertinent que le roman français revienne à cette lointaine origine latine, à ces forces archaïques, à cette scansion des premiers romans français reprise des vers archaïques, qui sont des romans en vers. J’ai toujours pensé que le vers est une sorte de sélecteur voyeur sélectif. On rebondit dans l’imaginaire. Rien n’est moins littéraire que la littérature : la littérature c’est ramasser quelque chose de nouveau pour l’inclure dans des formes acquises afin de modifier les formes traditionnelles. Ce roman est aussi une réflexion à plusieurs niveaux dans et sur le temps, un effet de miroir.

Est-ce qu’il n’est pas, en ce sens, urgent de reposer la question du lyrisme dans la fiction ?

Sans doute. Ce texte est fait pour la voix. Il se poursuit par la voix. Pour reprendre Flaubert, « comment se fait-il que lorsqu’on veut parler correctement le français, c’est l’alexandrin qui revienne naturellement ». Pour étayer ce propos, disons que la note de ce roman est celle du blues, éventuellement celle du negro spiritual à certains moments. Je me souvenais, en l’écrivant, de Janis Joplin, en me disant qu’elle aurait pu gueuler certains passages de Jeanne la pudeur. C’était fait pour ça.

Peut-on aussi le considérer comme un texte de résistance ?

Tous les gouvernements, les gens de pouvoir ont peur et facilitent l’éclatement, le fragment, plus que l’esprit de synthèse. Il suffit de prendre connaissance des programmes de l’université pour s’en rendre compte. Je suis un privilégier dans la mesure où je peux élaborer un discours cohérent, explorer un domaine collectif, car le langage est un instrument commun. Ici, il s’agit d’un langage des sens et de la raison, qui sont en accord, même si les sens sont toujours plus intelligents que le langage de la raison : l’animalité ne trahit pas.

La nature prend une revanche cruelle sur les êtres dans ces deux romans…

C’est le Mal pur. La nature est féroce justement parce qu’elle n’a pas de morale. On a inventé la morale pour se défendre. La pensée apocalyptique qui habite le logos rend sonore le texte de Jean, L’Apocalypse, qui marque la naissance du langage. Je l’ai relié à la peur panique de la libération, où tout tremblait, à la mémoire collective de cette pluie de feu s’abattant sur nous (la Libération, Hiroshima). Cette vue s’inscrit dans le temps cyclique : tout est en mouvement. Je suis très nietzschéen en ce sens. Joyce aussi était obsédé par le temps circulaire. A cela il faudrait ajouter d’autres influences peut-être : Mallarmé pour avoir cassé la langue, pour l’avoir amenée ailleurs, et Nerval, pour son jeu sur les doubles sens, et que l’on retrouve par exemple dans le vocable « nègre » employé dans Jeanne.

Vous parlez également de la dégradation du lien communautaire… Quelle est l’importance de l’Histoire dans votre œuvre ?

Plus que l’Histoire, c’est ma famille qui m’a inspiré ce thème ; le romantisme communiste des gens de l’époque. Un père, fils unique, ayant épousé une allemande, cela passait par des rapports de guerre au sein de la famille, des joutes passionnelles. Cette part autobiographique est mêlée au cheminement historique car il s’agit toujours du temps, d’un temps donné.

Autre point marquant de ces deux textes : la puissance de l’ironie. Est-ce une forme d’ironie salvatrice ?

Par instinct de conservation, lorsqu’on est dans l’épreuve, enfant dans des situations familiales difficiles, la facétie est un élément déterminant. Mon nom, Höhn, veut dire moqueur. Pendant les perquisitions, lors de la guerre, les allemands déferlaient trois fois par jour à la maison. Alors que mon père était sur le front de l’Orient, ma mère se foutait d’eux. Elle nous a sauvé la vie parce qu’elle leur tenait tête. Quand on ressent l’ironie, on sent se dessiner le mal. C’est ce qui m’a aidé à triompher de cette loi détournée de requin en barboteuse. Mais d’un rire noir et corrosif. Dissocier l’écriture et l’abrogation de cette loi est impossible. Baudelaire, Flaubert tenaient à leur procès. Le bandeau sur la couverture du livre, c’est moi qui l’ai demandé à mon éditeur (« 38e année d’interdiction », ndlr).

Propos recueillis par

Voir la critique de L’Epi monstre (Exils)
Voir la critique de &numero=41&num_rubrique=4″>Jeanne la pudeur (Flammarion)