Après les concerts de musiciens angolais (Lulendo, le 14 juin 2001 au Glaz’art et Paulo Flores, Carlitos Vieira Dias, Carlos Burity, Moises et José Kafala et Simmons Massini le 15 juin 2001 au New Morning) à Paris, voici brossés les arrière-plans d’une musique rescapée, qui voit se croiser, au fil d’une histoire mouvementée -concentré de toutes les contradictions du colonialisme et de la décolonisation- les influences africaines, européennes et brésiliennes en un jeu de chassés-croisés unique.

C’est comme l’épicentre du rien, où routes, ponts et parfois des villes ont été rayés de la carte. Il règne en Angola la maka, mot à tiroirs intraduisible pour dire à la fois désordre, confusion, catastrophe, ou encore bagarre. Rien de bon en tout cas, écrit Pedro Rosa-Mendes dans son roman-chronique Baie des tigres, paru il y a tout juste quelques semaines. Maka Angola, pays balayé par quarante ans de guerre, quinze de lutte pour l’indépendance, et plus de vingt-cinq en affrontements civils. Angola champ de désolation où les espoirs font long feu : mines à foison, convois de morts, disparus par milliers et l’exil pour vivre.
Maka Angola, où stratèges des pays voisins et mercenaires de tous les horizons s’affrontent pour faire main basse sur les richesses du pays : pétrole, gaz et diamants.
Parmi les morts, les exilés ou les hérauts de l’indépendance, des musiciens et des chanteurs, acteurs de l’Histoire, qui font de l’Angola moderne -depuis la fin des années 1950-, un pays à la palette musicale colorée, alliance de rythmes africains et de mélodie mélancolique ou enjouée, influences de fado, saudade, rebita et semba.

Quarante ans de guerre, quarante ans de musique aussi, malgré heurts et malheurs : c’est ce que fait découvrir L’anthologie des musiques angolaises en 5 CD, parue chez Buda, et Canta Angola, film-documentaire réalisé Ariel de Bigault et sa bande originale, panoramas de la diversité actuelle de cette musique.

Ngola Ritmos

Les musiques paysannes rituelles (le semba, en provenance du Brésil via les esclaves bantous arrivant par cargaisons entières) ou festives (le kazutuka, issu du carnaval de Luanda) prennent avec la création en 1947 du Ngola Ritmos, un visage urbain : Luanda devient et restera la capitale musicale, parce qu’elle est préservée des combats notamment ; et aussi parce qu’elle est le siège du mouvement de lutte contre la puissance coloniale, lutte qui passe avant tout par la culture, le retour aux sources qu’ incarnera le semba. Déjà joué au début du siècle, le semba -de massemba, base rythmique de la danse rebita– est l’expression des sentiments et des comportements : chroniques de vies quotidiennes ou critiques sociales.
Fondé par Liceu Vieira Dias, Domingos Van Dunem, Mario da Silva Araujo, Manuel dos Passos et Nino Ndongo, le Ngola Ritmos jette les bases du semba moderne : une guitare solo introduit le thème tout en intervenant en contrepoint de la voix. La construction rythmique est assurée par la deuxième guitare, la guitare basse marque le tempo, complétées par les timbres du tambour et du reco-reco (dikanza). Aux instruments, s’ajoutent les voix et les chants : le plus souvent, les lamentos sont inspirés par les chants des femmes -lamentations de funérailles ou chroniques de mœurs-, et les sembas des danses populaires kimbudu. Une architecture savante, une rythmique imparable, des voix et des guitares qui sécrètent des mélodies en tons mineurs : le Ngola Ritmos a produit l’acte musical fondateur.

Au fil de variations et d’évolutions, les sembas ont mué pour atteindre leur chatoyance dans les années 1970 : semba cadencé, semba issu du kazukuta, rumba angolaise. Carlitos Vieira Dias, Lourdes van Dunem ou la Banda Maravilha sont aujourd’hui les dignes héritiers du Ngola Ritmos, dont les compositions sont désormais des classiques.

Destins partagés

La scène musicale actuelle, dont Canta Angola ou Angola 90’s dressent un éventail complet, est riche et variée. Aux côtés d’une nouvelle vague de chanteurs, on a vu revenir, ces dernières années, quelques-uns des plus grands noms de la musique angolaise, ceux qui lui ont donné ses lettres de noblesse, et qui incarnent dans leur destin même celui de ce pays brisé.

La lutte pour l’indépendance avait laissé un peu d’espace aux voix féminines, que les années de guerre ont le plus souvent balayées : seule Lourdes van Dunem apparaît sur Angola 90’s.
Fabuleux destin que celui de « la grande dame de la musique angolaise » : commencée au sein du Ngola Ritmos, sa carrière est à l’apogée à la fin des années Soixante, alors qu’elle accompagne différents groupes, les Gingas, les Kiezos ou encore les Jovens do Prenda. Mais le destin rattrape la « tia » Lourdes comme on la surnomme affectueusement, qui est victime de graves brûlures au visage en 1975. Elle se retire et se terre des années durant. Ce n’est que tout récemment qu’elle est revenue sur le devant de la scène, avec l’album Ser Mulher. La flamme brûle et ne s’éteint pas.

Comme la « tia » Lourdes, Carlos Lamartine battait les planchers dès la fin des années 50, avant de fonder avec Bonga le très populaire Kissueia do Ritmo, et d’enregistrer son premier album avec les Merengues de Carlitos Vieira Dias, en 1975. 22 ans de silence et d’exil plus tard, paraît son nouvel album, Memorias, confluent de créolité, de cuivres et de sonorités sud-américaines.
Pérennité toujours : au début des années 1970, Elias Dia Kimuezu fait entendre jusqu’en métropole le son des musiques kimbudus, via l’émotion et la poésie de merveilleux lamentos : aux percussions, officie celui qui bientôt va incarner l’Angola aux yeux du monde, Bonga.
Jose Adelino Barceló de Carvalho, alias Bonga Kuanza, nom africain marquant le rejet de son patronyme portugais, signe deux joyaux des années 1970, Bonga 72 et Bonga 74. C’est une voix magique, ravinée de mélancolie, au grain velouté et rocailleux de crooner nostalgique, qui chante et pleure l’Angola nié : le cocktail enchante, et dans ses exils hollandais puis parisien, Bonga devient la conscience politique et poétique d’une Afrique dévastée par des siècles de colonisation et quelques décennies d’indépendance d’opérette. Après des heures creuses, celui qui a incarné les débuts de la world music signe Mulemba Xangola, sorti en octobre 2000. Allures mélancoliques et doucement festives, déhanchements rythmiques légers et lascifs, les ballades voluptueuses alternent avec des morceaux plus dansants, alors que les arrangements se sont enrichis. Celui qui popularisa dès les années 1970 Saudade, le morceau qui propulsa Cesaria Evora sous les étoiles en 1992, n’a rien perdu de son encanto, 20 ans après.

Fils de Liceu Vieira Dias, le fondateur du Ngola Ritmos, Carlitos Vieira Dias est sans doute aujourd’hui le plus grand guitariste angolais, celui qui recrée les influences et renouvelle l’acquis paternel : influences brésiliennes, rythmes enjoués des carnavals, complaintes et lamentos. Carlitos, passeur de sons, a essaimé des créations qui jalonnent l’histoire musicale du pays : il traverse les années sans baisser la garde, référence parmi les références. Il est aujourd’hui membre de Banda Maravilha, groupe créé en 1993, qui dénonce les dérives commerciale et électronique de la musique dite « de plastique », en poursuivant dans la voie de Ngola Ritmos, et en imposant encore une fois un son et une orchestration de référence. Chantre de l’angolanité, il est pour elle en quête permanente d’un supplément d’âme.

Exil salvateur

Retour de flamme dans les années 1990 pour les camarades africains du Buena Vista Social Club ? Quoi qu’il en soit, ces destins enchanteurs n’occultent pas le lourd tribut payé par les chanteurs angolais : Sofia Rosa en 1975, Urban de Castro, Artur Nunes et David Zé en 1977 ont péri assassinés, quand d’autres renonçaient, de guerre lasse, ou quittaient l’Angola, destination l’exil.
Et c’est justement de l’éloignement, notamment au Zaïre ou en métropole, qu’est venu le salut, dans les années 80, le nouveau souffle de la musique angolaise.
Carlos Burity est aujourd’hui le chef de file de cette nouvelle vague musicale. Grande voix du semba, Burity a en effet modernisé avec élégance les traditions kimbudus, en même temps qu’il jongle avec les différentes langues angolaises, pied de nez aux combats qui déchirent le pays. Aux guitares et rythmiques fondatrices, il a adjoint des cuivres, des claviers, travaillant avec des musiciens expatriés à Lisbonne.

Paulo Flores ou Simmons Massini ont, eux, un nouveau regard sur la musique. Vedette du kizomba au début des années 90 -l’afro zouk angolais-, Paulo Flores est depuis revenu aux sources de la musique angolaise : chants et danses en tons mineurs, sonorités acoustiques, tempo doux et balancé, accents d’Afrique et d’Atlantique. Simmons Massini incarne la fusion des traditions avec les influences universelles : formé musicalement à l’heure de la pop, la dance-music, du zouk et du semba, il crée des sons à nuls autres pareils, mais dans une étonnante continuité musicale. Revisiter l’angolanité à partir de son éducation musicale, credo délicat mais qui sonne cependant juste : sa guitare passe ainsi d’hommages à peine voilés à B.B.King aux interprétations revisitées du maître angolais, Liceu Vieira Dias. Et la boucle est bouclée, le creuset assuré.

Inventaire à la Prévert d’un pays las et exsangue, les musiques angolaises, enchanteresses, passent et demeurent, laissant derrière elles brumes de ngongo -l’expression de la souffrance des coeurs, cousine de la morna– et cieux de sembas et de lamentos. En attendant que passe l’orage de guerre, vie et musique continuent.

A lire :
Pedro Rosa-Mendes, Baie des Tigres, Métaillié ed.
Pour les lusophones, aller sur le site de l’auteur, suivre son parcours à travers l’Angola et le Mozambique, et consulter des extraits du livre, des portraits, des dessins.

A écouter :
Canta Angola, Bande originale du film Canta Angola (Emarcy 013 941-2 / Universal)
Anthologie de la musique angolaise, une série de cinq cds : Angola 60’s (1956-1970) ; 70’s (1972-1973) ; 70’s (1974-1978) ; 80’s (1978-1990) ; 90’s . Accompagnés d’abondants livrets trilingue français, portugais, anglais, une splendide réalisation (Buda Records 82990 à 82 994-2 / Mélodie).
Bonga, Mulemba Xangola (Lusafrica 362272 / BMG).

A cliquer :
http://www.angola.org/culture/musicind.html