Réassigner au cinéma une portée sociale et politique semblait être le leitmotiv de la sélection, dont chaque film développait son propre langage formel pour signifier le monde tel qu’il est, tel qu’il a été ou tel qu’il pourrait être. Car le FID sert aussi à faire l’état des lieux de ce cinéma qu’on dit « engagé », se refusant à obtempérer aux conventions narratives et aux circuits de production habituels. Comment projeter un avenir là où l’on en entrevoit aucun? Comment faire face à une violence et une répression croissantes? Peut-on encore croire aux vertus de la communauté? Autant d’interrogations récurrentes qui se réverbéraient d’un film à l’autre et, malgré un constat plutôt lugubre, parvenaient à faire affleurer cette « impermanence des choses » si chère à Hong Sangsoo.

La voix des hommes

Dans Crève Cœur de Benjamin Klintoe (Grand Prix de la Compétition Française, Mention Spéciale du Prix des Lycéens), élucubrations romantiques et ferveur chrétienne s’enchevêtrent au fil d’un périple de quatre marginaux dans les vallons du Grand-Est, avec pour point d’orgue un concert de Noir Boy George dans une cave peuplée d’âmes en peine. En dépit de ses maladresses (du sous-Dumont par ci, une touche de Virgil Vernier par là), le film parvient à faire résonner sa tendresse poisseuse. Dommage qu’il se prenne les pieds dans le tapis d’un mysticisme surligné (dix crucifix au mètre carré, litanies à n’en plus finir), là où aurait pu émerger une sécheresse straubienne. Et pourquoi occulter ainsi toute présence féminine?

Pas l’ombre d’une femme non plus dans les décombres de Ouled Allal, village « grand comme l’ange de la mort » au nord d’Alger, ravagé en 1996 par les affrontements entre le GIA et l’armée nationale. Plébiscité par les différents jurys, Atlal (Prix Premier et deux Mentions Spéciales) réveille les spectres de la colonisation et du terrorisme, dont les plaies sont restées béantes. Pendant les vingt premières minutes, qui s’ouvrent par des images d’archives tournées en caméscope, Djamel Kerkar filme à distance les ruines et les chantiers de reconstruction, avant d’aller glaner la parole de ses habitants désargentés et sans avenir. Paysans usés par la vie ou jeunes privés d’avenirs qui fument des joints en écoutant du rap au coin du feu, tous vivotent dans un no man’s land qui se reconstruit lentement, brique après brique. Leur parole réveille les souffrances, les humiliations et les non-dits de tout un pays, dont il manque seulement le contrechamp féminin. Si le dispositif du film accueille la compassion avec un bel accomplissement formel, peut-être aurait-il fallu investir l’épicentre de la ville pour entendre la voix de ces femmes demeurant dans l’ombre.

Utopie communautaire

Sorte de manuel de guérilla néo-situ pratiquant l’humour vache et le mauvais esprit avec un enthousiasme communicatif, UFE (UnFilmEvénement), de César Vayssié (Prix du Public, Prix Georges de Beauregard National) offre le spectacle tragi-comique d’une tentative de vie en communauté insufflée par un groupuscule de pieds nickelés. Animée d’un élan révolutionnaire, cette troupe d’artistes-performers (Les Idiots vs Pussy Riot) dérape vers la lutte armée avec le kidnapping d’un présentateur météo, jusqu’à une demande de rançon des plus hasardeuses. Tourné en l’espace de trois ans, à la fois dans un refuge des Alpes et au théâtre des Amandiers, le film rend indistinct les deux espace-temps à travers un montage qui sollicite en permanence la déconstruction critique, convoquant les figures tutélaires de Pasolini, Bresson, Debord ou Godard, citées avec un mélange d’ironie et de déférence. Immensément vivifiant et regorgeant d’idées burlesques, parfois proches de certains spectacles de théâtre contemporains (les metteurs en scène Yves-Noël Génod et Philippe Quesne sont de la partie), le film rebondit constamment sur ses propres (contre-)propositions, bravant et désamorçant tout esprit de sérieux pour faire jaillir hilarité, érotisme et poésie en lieu et place d’un pensum rébarbatif.

L’utopie communautaire ressuscitait aussi dans Münster, de Martin Le Chevallier, qui retrace la genèse et le déclin d’une communauté anabaptiste au 16è siècle, préfigurant à la fois l’idéal communiste et la théocratie la plus autoritaire (les analogies avec Daesh sont troublantes). Eclairer le présent avec les lanternes du passé semble être le vœu pieu de ce film singulier, dans lequel un noir et blanc hiératique alterne avec une colomètrie pop et un humour pince-sans-rire, rappelant occasionnellement le Perceval de Rohmer.

Déterritorialisation

Tourné dans les régions reculées de l’Equateur, avec Ecuador de Michaux en guise de boussole, Territorio, d’Alexandra Cuesta, évoque moins un territoire que ses habitants, cadrés en plan fixe comme des photographies vivantes et laissant toute la place au hors-champ. Un film-poème impressioniste, qui laisse advenir des micro-événements à l’intérieur comme à l’extérieur du cadre, rappelant la méthode de travail de James Benning. Avec infiniment de pudeur et de délicatesse, la colombienne Laura Huertas Millan dresse quant à elle dans Sol Negro le portrait d’Antonia, une chanteuse lyrique dont la vie est révélée par fragments parcellaires et qui se révèle être la tante de la cinéaste. Il sourd du film une mélancolie vénéneuse, qui ne se dissimule derrière aucun maniérisme. Et l’on reste saisi par l’image de cette cantatrice accablée par la dépression, seule sur la scène d’un théâtre vide et décati. Le cinéma expérimental, représenté dans des séances parallèles au Vidéodrome, se distinguait notamment grâce à Things, un court essai de Ben Rivers, dont le protocole (faire un film sans sortir de son appartement pendant quatre saisons) sert de prétexte à un autoportrait oulipien. Tissant un fil rouge depuis les peintures rupestres jusqu’au monde virtuel, le cinéaste englobe en 21 minutes toute l’histoire des images.

En voix off (Havarie, de Philip Scheffner) ou textuelle (Those Shocking Shaking Days, de Selma Doborac), la méditation théorique sur des sujets complexes (la guerre des Balkans, les embarcadères de migrants) était également représentée dans ses grandes largeurs, replaçant la sémiotique au cœur même du dispositif cinématographique. On découvrait aussi d’innombrables portraits : ceux de figures emblématiques (Paul Vecchiali dans Revoir la Martine, de Pascal Catheland, Jean-Daniel Pollet dans L’Ami Poulos, de Jean-Paul Fargier, ou l’écrivain argentin Alberto Laiseca dans El Monstruo en la Piedra, de Ignasi Duarte), mais surtout d’hommes et de femmes anonymes, dont une voix commune résonnait parfois d’un film à l’autre. Celle d’une escort girl héroïnomane, dont Jeffrey Dunn Rovinelli retrace la dérive dans le docu-fiction Empathy, le long de plans-séquences qui empruntent à Akerman la tension latente sur fond de noise et de witch house, ou les confidences de jeunes bulgares qui se prostituent dans un bar gay de Vienne dans le splendide Brothers of the Night, de Patric Chiha. Comme sortis d’un roman de Genet, ces « frères de la nuit » sont mis en scène dans des éclairages bleu-mauve calqués sur ceux de Fassbinder, et Chiha parvient à magnifier leur parole, qui se libère sous couvert de « jouer aux acteurs ». D’une manière ou d’une autre, chacun de ces films aspire à hisser toujours plus haut un sentiment de liberté qui se fait de nos jours aussi rare qu’un Edelweiss.