Quelle est la genèse du projet ?

Quoc Dang Tran : On avait envie de travailler avec Arte, et on savait qu’ils cherchaient du 3X52 min dans divers genres, aussi bien dans le thriller que le fantastique. On a une prédilection pour ce genre, très peu représenté en France à part avec Les Revenants. On s’est engouffré là-dedans.

Frédéric Azémar : On avait aussi envie de travailler avec Louise Barnathan, la productrice. C’est elle qui nous a réunis tous les trois. On avait envie de faire quelque chose ensemble. J’avais déjà travaillé avec Florent sur Odysseus, et lui avait bossé avec Quoc pour un projet en développement sur France 2. On est amis dans la vie. On a crée le collectif de scénaristes le SAS il y a sept ans. On s’est dont réunis autour d’une table, à brainstormer ensemble sur l’histoire.

Quelle était votre source d’inspiration sur Intrusion ?

Frédéric Azémar : On est assez rapidement arrivé sur Philip K. Dick, notre référence forte. Il y avait l’envie d’écrire une histoire « phildickienne », sans que ce soit une adaptation d’un de ses romans. Le scénario de Intrusion est original, mais on reprend des motifs et ressorts « phildickiens ».

Florent Meyer : Le nom de Philippe Kessler, le héros de notre mini-série, est une référence à Philip K. Dick. Dans l’histoire, on brasse des thèmes comme la perception et la projection. Qu’est-ce qui est réel, et ne l’est pas ?

 

«L’inspiration majeure de Intrusion est Philip K. Dick.»

 

Vous utilisez aussi le motif du «jumeau maléfique ».

Quoc Dang Tran : Oui, on avait en tête cette anecdote de Mark Twain. Interviewé par un journaliste, il avait raconté une histoire fascinante et sans doute fausse : petit, il avait un jumeau. A deux ans, ils se ressemblaient tellement que les parents leur ont mis un bracelet pour les distinguer. Un jour, ils se sont baignés. Un des deux est mort et quand on a sorti les deux enfants, les bracelets étaient détachés. On ne savait plus qui était qui.

Frédéric Azémar : Et puis toute l’oeuvre de Philip K. Dick repose sur un drame fondateur. Il est né avec une sœur jumelle à la fin des années 20 dans une famille très pauvre. Sa petite sœur est morte quelques semaines après sa naissance. Cela a traumatisé l’écrivain, qui s’est toujours demandé si ce n’était pas elle qui était vivante dans un monde réel ailleurs, et lui mort dans un monde qu’il croit réel, mais n’est pas la réalité. Toute son œuvre, côté fantastique, repose là-dessus, sur le questionnement de la réalité. On a été inspirés par ces deux influences, Mark Twain et Philip K. Dick.

Florent Meyer : Ce n’est pas tant le jumeau maléfique qui nous intéressait, mais surtout cette idée de quelqu’un prend ma place dans ma vie, et il m’est semblable en tous points. La seule personne possible, c’est un jumeau ou un sosie. C’est le fait de se retrouver un jour avec quelqu’un qui vit à ma place, avec la femme que j’aime. Je suis ailleurs, et empêché de revenir à ma place.

Frédéric Azémar : La question porte davantage sur la prédestination de la vie. Nos facilités naturelles, nos talents nous pré-destinent-ils à une vie en particulier, ou est-elle dirigée par nos actions au quotidien ? Le jumeau maléfique est là, mais ce n’est pas notre thématique phare.

Comment avez-vous travaillé à six mains sur Intrusion ?

Quoc Dang Tran : On a tout fait ensemble du début à la fin.

Frédéric Azémar : On a brainstormé ensemble sur ce qui doit se passer dans chaque épisode. On s’est ensuite réparti le texte des premières versions. Mais quelle que soit la personne qui fait la première version, on repassait derrière à chaque étape. On est tous au même niveau.

Quelle est la difficulté majeure à laquelle vous avez fait face en travaillant à plusieurs ?

Frédéric Azémar : La question qui se pose quand on travaille à plusieurs, c’est une tension entre le fait d’avoir trois cerveaux, donc d’être plus forts, mais aussi l’obligation devoir faire des compromis. Tout le monde n’a pas forcément la même subjectivité ou les mêmes envies. Parfois, il faut s’accorder sur ce qu’on veut faire. Dans notre dynamique, la collaboration a été plus forte que la frustration de devoir faire des compromis.

Florent Meyer : Chacun de nous a eu des expériences d’écriture ailleurs, mais la force et la particularité de ce trio repose sur notre base commune de références. On a les mêmes envies et intérêts. Quand on travaille, qu’on fait du ping-pong ensemble, ça fonctionne. On sent venir la bonne idée. Il n’y en a pas un qui dit « Ah non, je préfèrerais faire ça». Dans le concret du travail, qui est de produire un texte, chacun a sa force. On est très complémentaires et il n’y a pas de querelles d’ego entre nous.

 

«La génération actuelle de scénariste aime la télé.»

 

Que pensez-vous de cette culture très française de l’auteur qui travaille seul sur une série, avec un rendement qui ne permet pas toujours de produire une saison par an.

Quoc Dang Tran : Il y a quelques auteurs qui travaillent seuls, c’est vrai, mais de moins en moins.

Florent Meyer : Dans la grand majorité des séries qui se font, c’est un travail collectif. En ce qui nous concerne, du fait qu’on est dans un collectif de scénaristes, l’envie de travailler à plusieurs prévaut.

Frédéric Azémar : Ca dépend des séries aussi. Certaines appellent facilement un travail en atelier d’écriture, d’autres beaucoup moins. Ca peut être une question de format. Dans le cas d’Intrusion, un 3×52 min, on n’avait pas vraiment besoin de faire venir cinq ou six scénaristes. Mais cela dépend aussi du genre de la série, une série d’auteur ou non… C’est possible d’écrire seul. Tout dépend de ce qu’on veut raconter et comment. Il n’y a pas de règles.

Quel constat portez-vous sur la production de séries françaises actuelle ?

Frédéric Azémar : Ca s’améliore, c’est sûr.

Quoc Dang Tran : C’est comme la croissance d’un enfant. A certains moments, on avance très vite, et à d’autres, on recule un petit peu. On doit retravailler les acquis. Je pense que Les Revenants a posé une base solide. L’année suivante, la production a peut-être été un peu plus faible au niveau de la fiction. A partir du moment où il y en a un qui fait monter la barre de un ou deux centimètre, c’est bénéfique à tout le monde.

Frédéric Azémar : Ca ne veut pas dire qu’on passera la barre à chaque fois, mais en tout cas elle monte. Il y a des échecs, des erreurs, des choses qui sont mal faites. Mais l’important, c’est que la génération actuelle de scénariste aime la télé. C’est une grosse différence par rapport aux générations précédentes, qui venaient un peu par dépit de ne pas faire du cinéma. Elle a vraiment envie de faire des œuvres télévisées. Elle est ambitieuse. Je pense que ça va dans la bonne direction, mais ce n’est pas facile. Ca va prendre du temps, pas loin d’une décennie peut-être. Il y aura encore des séries mauvaises, qui vont se planter, mais l’important est que la dynamique générale de groupe soit positive.

Est-ce que vous vous sentez bridés dans votre créativité quand vous voyez les séries françaises actuellement à l’antenne ? On sent tout de même une frilosité de la part des chaînes.

Frédéric Azémar : Il y a des résistances.

Florent Meyer : On travaille actuellement pour Arte et Canal +. Ces chaînes ont de l’ambition, et envie de changer un petit peu la donne. C’est très agréable.

Quoc Dang Tran : Ce sont des interlocuteurs qui respectent vraiment les scénaristes. Quand ils ont confiance, Arte laisse la liberté de développer ce qu’on veut.

Frédéric Azémar : C’est assez étonnant. Ils travaillent vraiment à l’anglaise ou à la nordique. Ils ne font pas que le dire, ils l’appliquent. Une fois qu’ils ont choisi une équipe de scénaristes, de producteurs, qu’ils ont validé un projet, ils nous ont laissé complètement libre. Il y a eu des envois de texte et des réunions, mais pas tant que ça. Ils ont toujours été bienveillants et pleins de confiance. C’est ce qui manque le plus dans la relation entre les chaînes et les scénaristes. Chez Arte, on a vraiment la confiance. L’expérience a été impeccable.

Pensez-vous que le succès des Revenants a joué dans le fait que Arte accepte Intrusion ?

Florent Meyer : Oui, sans aucun doute.

Frédéric Azémar : C’est sûr que le succès des Revenants a changé pas mal de choses pour beaucoup de monde. Mais Arte était de toute façon déjà sur une piste de fiction originale et différente, qui pouvait être de la fiction de genre.

 

« Il existe en France une école du fantastique minimaliste.»

 

Ressentez-vous une patte française dans ce genre particulier du fantastique réaliste ?

Quoc Dang Tran : Absolument, et on a tout intérêt à ne pas faire comme les autres.

Frédéric Azémar : Il existe en France depuis longtemps une école du fantastique minimaliste, un fantastique du quotidien présent dans la littérature qu’on a un peu oublié, mais qui est quand même bien présent.

Florent Meyer : Même les enquêtes de Clouzot, c’est un fantastique du quotidien. Vu les moyens dont on dispose, Xavier Palud, le réalisateur, nous avait dit qu’il voulait faire quelque chose d’élégant, dans le domaine du fantastique à la française. C’est du drama, mais avec des éléments fantastiques, sans que ce soit spectaculaire au sens américain du terme.

Avez-vous d’autres projets de séries en cours ?

Florent Meyer : On travaille sur la saison 3 de Kaboul Kitchen pour Canal +. Et on réfléchit à une éventuelle saison 2 pour Intrusion. On se dit pourquoi pas ? Rien n’est acté, mais c’est une possibilité.

La fin explique-t-elle de façon concrète le mystère d’Intrusion ou conserve-t-elle une part de mystère ?

Frédéric Azémar : Les deux. Il y a bien une fin bouclée qui clôt l’histoire. Mais elle est aussi ouverte. L’ouverture ne se trouve d’ailleurs pas que dans la conclusion. On sème des petits cailloux pendant les trois épisodes, des choses qu’on ne résout pas forcément mais qui ne sont pas gênantes pour la compréhension de cette histoire-là. Ce sont des pistes ouvertes, que l’on pourrait explorer pour enrichir la mythologie de cet univers.

 

Intrusion, 3×52 min, diffusion sur Arte au premier semestre 2015.