Quatrième saison déjà pour la série de Graham Yost, et cela ne semble pas près de s’arrêter. On pourrait logiquement en avoir marre, passer à autre chose de plus frais, parler des mille et une nouveautés éphémères de la saison, mais non : Justified n’est pas un devoir de vacances ou une tâche imposée, c’est un plaisir chaque année renouvelé, humble et sans esbroufe, qui se bonifie avec l’âge. Créée en 2009 avec une partie des équipes de The Shield et Sons of Anarchy, elle devait s’inscrire dans cette lignée violente et réaliste de l’Amérique-d’en-bas qui est la signature de la chaîne FX, usant d’une narration moderne et efficace piquée à The Wire et mise à la portée du bouseux moyen, censé s’élever à la modernité télévisuelle entre deux épisodes de Walker Texas Ranger. L’idée de déplacer radicalement le récit pour l’emmener jusque dans le Kentucky – c’est-à-dire cette fois, dans l’Amérique-d’à-côté – participait justement de cette idée, mais Justified semble avoir infléchi le style de la maison pour le tirer vers des territoires neufs, plus subtils, moins testostéronés. Refusant l’ultra-violence redneck (et laissant donc le créneau libre à quelque chose comme Banshee), la série présente une FX maniériste, attentive au style et soucieuse d’élégance, loin donc, de ses intentions premières et de ce qui constitue l’ADN de la chaîne, faisant du show un divertissement assez cérébral, archi-référencé, qui se déguste plan par plan avec la patience encyclopédiste du cinéphile.

 

Si la série a bien résisté au passage des années, c’est que son pitch tient en deux lignes : un marshall aux allures de cow-boy, Raylan Givens, est muté par sa hiérarchie dans son comté d’origine au fin fond du Kentucky parce qu’il a la gâchette trop facile. Point. Barre. A partir de là, les intrigues se nouent au gré des rencontres, des faits divers, des affaires, de la vie. Chaque saison apporte son lot de problèmes résolus à l’épisode 13, et on quitte Justified pour un an comme on referme un roman d’Elmore Leonard (dont la série s’inspire) : en attendant le prochain. On sait qu’il y aura toujours des histoires à dormir debout dans le comté d’Harlan, des mafias à la petite semaine et des embrouilles de taulards, des guéguerres pour des territoires pas plus grands qu’un champs de maïs, et des légendes de trésors planqués au pied des collines. Et que l’équipe du show castera des tronches toujours plus incroyables pour figurer les bouts d’humain perdus de ce petit monde mal fait, faisant défiler les freaks comme à la fête foraine, dressés pour baragouiner trois répliques incompréhensibles avec cet accent local patate-chaude qui semble toujours contenir une interrogation – celle du pourquoi et du comment on doit passer son existence dans un bled aussi misérable.

 

Le visage marquant de cette quatrième saison, c’est celui d’Ellen May, personnage secondaire qui passe au premier plan (c’est le confort de la durée), pute toxico dont le visage semble avoir fondu comme un masque de cire à force de tristesse, et dont le regard de chien battu repousse autant qu’il tire les larmes. Cette victime de bout en bout, être humain chétif et éternellement dépassé, en quête de protection et d’affection, qu’on lui offre avec quelques doses de proxy en échange d’une vie de passes dans une caravane, entrevoit ici le salut à plusieurs reprises : d’abord par la religion, puis par le passage aux aveux. Mais le système entier semble la condamner, dès lors qu’elle s’attaque à Boyd Crowder, frère ennemi de Raylan Givens et essentiel à l’équilibre du show. Car le bon qui fait le mal et le mauvais qui fait le bien sont les deux figures qu’interroge constamment la série, comme nombre de westerns – filiation par le genre qu’invoque inévitablement Justified, dès lors que Timothy Olyphant trimbale son allure désarticulée en bottes pointues et chapeau Stetson (rappelant d’ailleurs son personnage de shérif dans Deadwood, CQFD). Walton Goggins n’est pas en reste, dont le déhanché est aussi étrangement inadapté, et qui s’étrangle dans ses chemises à col haut, ange funèbre au phrasé froid qui susurre des paroles de mort comme il lit des versets de la bible. Ces deux-là sont bavards comme des pies et semblent tout droits tirés d’un western-spaghetti réécrit par Tarantino, comme des Clint Eastwood devenus prolixes, toujours la réplique au bec.

 

Évidemment, c’est aussi une grande série sur la filiation, un fantasme de tribalisme comme l’Amérique en rêve parfois quand elle s’interroge sur ses origines, et qu’elle regarde sa Bible Belt comme un paradis à la fois perdu et proche. La moitié des intrigues de Justified repose sur des affaires de famille datant d’un demi-siècle : chacun doit assumer la faute des pères, et dans ce monde paysan enchaîné à la matière, le déterminisme semble implacable. « C’est ce que nous sommes » dit un personnage à Raylan, c’est-à-dire les fils de nos pères, et si partout ailleurs le déracinement cosmopolite est de mise, au Kentucky on est encore l’enfant d’un clan, pour soi et aux yeux des autres. Raylan a toujours fui son père, toujours fui le Kentucky, mais c’est la voix de la fripouille qui lui dicte encore ce qu’il doit faire : Raylan n’est pas un criminel mais pas non plus un bon flic, parce que revenir à Harlan l’a fait replonger dans la névrose familiale, qui se règle cette fois de façon non-symbolique : en tuant le père, littéralement.

 

On ne vient pas à bout d’un concept comme ça, parce qu’il n’a pas vraiment de bout. Et même, on se dit que la durée ne peut que bénéficier aux scénaristes, contrairement aux séries dont le pitch est voué à s’essouffler (Dexter, au hasard), parce que le récit ne pourra que s’étoffer en sédimentant sur les saisons passées. Le premier épisode n’était pas tape-à-l’œil, et la première saison n’était pas la meilleure : non, Justified s’améliore avec le temps. Et parce qu’il s’agit moins d’une idée à user que d’un pays à arpenter, elle peut durer encore longtemps : elle donne l’impression que jamais elle ne sera moins bonne qu’aujourd’hui. Il y a encore tant à voir, à dire, à faire… De même que le seizième Maigret ou le trentième Ellroy sur la pègre ne seront ni meilleurs ni moins bons que les tout premiers, les saisons de Justified se suivent en formant une saga policière qui n’a pas vocation à baisser en qualité, continuant son petit monologue écrit au poil par Elmore Leonard, sûre de ses forces, à l’abri des modes et des succès sans lendemain, comme le Kentucky est à l’abri de tout. Les gens qui vous en parlent disent que c’est une pépite trop peu connue ? Believe me : it’s Justified.