Eric Judor est, à bon droit, l’objet d’une importante couverture médiatique en cette rentrée des classes et des séries. Avec Platane, dont la saison 2 est en cours de diffusion, il bouscule une production comique formatée, à travers le récit des aventures de son double de fiction.

 

Après avoir fait de H la locomotive de la comédie à Canal + dans les années « et 1 et 2 et 3-0 », Eric Judor a mené avec Ramzy l’humour « gogol » – le terme est de lui – jusqu’au grand écran, avec plus (La Tour Montparnasse infernale) ou moins (Les Dalton) de réussite, avant de gagner définitivement les faveurs des cinéphiles (le Steak de Quentin Dupieux) et de passer finalement derrière la caméra (Seuls two). Le duo s’était ensuite séparé pour Platane, Ramzy se contentant d’une brève apparition dans la première saison. Son retour dans la deuxième saison, diffusée depuis la rentrée, offre à Judor le moyen de révéler l’évolution de son style, et de parodier le genre d’humour qui l’a rendu célèbre. Sa façon, souvent troublante, de flirter avec l’autobiographie, fait de Judor un franc tireur parmi les très nombreux prétendants au titre de meilleur comique en France. Il y a quelques mois, il nous recevait en plein tournage de cette nouvelle saison, dans les bureaux de sa maison de production, 4 Mecs en Baskets. Autour de la table, quatre mecs (Eric et trois associés) finissent une réunion d’ajustement de scénario pour les quelques épisodes restant à tourner. Ils portent, tous les quatre, des baskets.

 

De Seuls two à Platane, comment gères-tu la double casquette d’acteur/réalisateur ?

Je me suis très bien entouré, notamment de Denis Imbert, coréalisateur, et de Vincent Muller, mon chef opérateur. Je n’ai pas le stress de ne pas avoir l’idée du bon cadre, parce qu’on est trois à y réfléchir. On cherchait un peu notre style dans la première saison, et là, il y a vachement d’évidences. La manière dont on place les caméras, la mise en scène, tout paraît plus fluide. Ce qui fait qu’on perd beaucoup moins de temps. D’ailleurs, il y a des jours où on termine deux heures avant. Alors ça me fait un peu chier, parce que je suis aussi producteur et du coup j’ai des techniciens qui glandent. D’ailleurs, les gars, si vous lisez cette interview : ça serait sympa de rembourser un peu, je trouverais ça classe. Et le fait d’avoir fait Seuls two et la première saison de Platane m’a donné une petite expérience, une petite vision de la mise en scène… Je ne suis pas encore Michael Mann, mais pas loin.

 

Quelle est la marge d’improvisation dans la mise en scène ?

Je ne sais pas si c’est improviser que de ne pas découper la veille. On joue la scène avec les comédiens, et, selon la manière dont elle s’installe dans l’espace, on décide de la manière de filmer. Si je m’enferme dans un cadre la veille, j’ai peur de rater les propositions intéressantes des comédiens. Et là, il y en a de très bons.

 

Et du côté du jeu : est-ce que tu improvises beaucoup autour du texte ? La présence de Ramzy dans cette nouvelle saison incite à le croire…

Ramzy avait beaucoup aimé la première saison, donc il est resté très fidèle au texte. Même si on ne s’interdit pas d’improviser, parce qu’on a appris à jouer comme ça, en changeant quelques mots, en variant une attitude… Mais Platane repose quand même vachement sur ce qui a été écrit. Donc on ne peut pas aller n’importe où avec le texte, sur lequel on s’est démenés à l’écriture. Tout ce qu’on a pu proposer d’autre était moins bien que le texte. Généralement, avec Ramzy, on improvisait sur les tournages parce qu’on acceptait des scénarios qui n’étaient pas ouf. Du coup, on avait envie de se marrer entre nous.

 

Pourtant vous aviez écrit Seuls Two, et il y a beaucoup d’improvisation…

Non ! Mais je prends ça comme un compliment. On a essayé de rendre le texte le plus vrai possible, comme si on le sortait pour la première fois. On est très, très complices, ça fait quinze piges qu’on se connaît. On peut finir la phrase de l’autre. Si Ramzy va dans une direction, je le suis, et inversement. Mais Platane n’est pas l’endroit le plus propice à l’improvisation.

 

Plataneévoque un format américain, celui de Seinfeld, Curb your enthousiasm ou Louie C.K, des séries qui jouent sur l’autobiographie, créées par et pour des humoristes…

On a tous des pères de comédie. La forme d’humour est peut-être la même, même la série est complètement différente. Je regarde un peu tout ce qui se fait, et les anglo-saxons ont toujours été en avance. Je n’ai pas essayé de me comparer à Doc Martin, même si c’est mignon !

 

Tu envisages donc Platane comme quelque chose de vraiment nouveau ?

Oui ! En tout cas c’est différent de ce que je faisais avant. La survie d’un comique ne repose que sur le renouvellement. Si tu sais exactement ce que va faire un mec, au bout d’un moment ça va te faire chier. Autant surprendre, quitte à dérouter les gens. J’ai fait des choix assez radicaux ces derniers temps, avec les films de Quentin Dupieux. Depuis Seuls Two en fait : après Steak, il n’y a eu que des trucs plutôt particuliers. Et je n’ai pas abordé ces films en me disant : « C’est pointu, c’est malin ! Je vais dérouter ! » Quand on a fait Steak, on était persuadé que les gens riraient autant à voir le film que nous à le faire. Et on s’est planté complètement, parce que la cible n’était pas du tout notre public, qui n’a pas spécialement aimé. Le film a eu un autre public. Le problème avec des mots comme « radicalisation », c’est que c’est excluant. Moi, je change de route en espérant trainer avec moi tout un train. Ce qui ne marche pas, visiblement : Steak n’a fait que 100 000 entrées. Ça m’attriste. Même Platane, j’étais persuadé de faire 5 millions de téléspectateurs, j’étais très fier et je trouvais qu’on avait une série très grand public. Et ça n’a pas été spécialement le cas. Mais en tout cas dans mon optique, c’est une démarche sincère, je voudrais essayer d’amener un maximum de monde dans un autre genre… peut-être moins accessible.

 

Tu n’es pas tenté de revenir à des projets plus grand public, qui feraient plus d’entrées ?

Le truc, c’est que je ne sais pas ce qui fera des entrées ! Quand j’écris Platane, je suis sûr de mon fait. Je n’arriverais pas à orienter sciemment mon écriture vers Turf. Si je devais écrire Turf, je le ferais sincèrement, et ça ne donnerait peut-être pas Turf.

 

Est-ce que Canal +, voyant l’audience limitée de la saison 1, n’a pas essayé de réorienter l’écriture ?Ou te laissent-ils carte blanche?

Ils ont été mortels. Je pense qu’ils étaient conscients qu’il y avait un virage un peu osé. D’ailleurs, on en a parlé. Au départ ils ne se sont pas dit : « On va faire un truc pointu pour Parisiens », ils pensaient faire une série grand public, comme H. Mais H, c’est vieux. Canal reçoit des projets de plein de gens, et ils marchent à l’envie. Le fait d’avoir fait H, qui a été multi-rediffusé et qui fait partie des grands succès de la chaîne, ne m’a pas donné pour autant une carte à vie chez Canal. Et je pense que s’ils n’avaient pas adhéré au projet artistique de Platane, ils n’y seraient pas allés. C’est quand même un investissement pour eux, ils n’ont pas beaucoup de séries comiques, ils ont vraiment intérêt à y aller avec le cœur. D’autant que ce n’est pas du tout !

 

As-tu l’impression d’avoir plus de latitude à la télé pour faire ce que tu veux ?

Je ne peux parler que de ma propre expérience : les moyens que j’ai pour faire Platane sont plus importants que ceux de Dupieux pour faire ses films. Canal mise vraiment sur un renouvellement de la série, de la fiction. Au cinéma, j’ai l’impression que c’est un peu plus difficile. Il faut faire des entrées pour pouvoir continuer à faire des films. Canal a besoin d’avoir de l’audience aussi, mais ils laissent le temps au public de prendre le virage. On voit qu’ils tentent des trucs de plus en plus différents, et le public commence à se dire : « En fait, on nous faisait bouffer de la merde ailleurs ».

 

L’intérêt de l’intelligentsia critique, et notamment desCahiers du cinéma, comment le reçois-tu ?

J’en suis ravi, je ne vais pas mentir. Mais mon objectif principal est de faire marrer les gens. Aujourd’hui les gens peuvent télécharger n’importe quelle série, y compris anglo-saxonne, et donc le niveau d’exigence générale commence à monter. C’est très stimulant.

 

Quel est ton sentiment sur l’humour qui émane directement d’Internet, et qui a tendance à essaimer un peu partout ?

Je comprends cet engouement, mais je ne suis pas fou de ce genre de trucs. L’humour spontané, la vanne de fond de la classe, pour les avoir pratiqués un maximum, pour avoir écumé les plateaux télé avec Ramzy en faisant les foufous, j’ai l’impression que ça a eu son temps. Là où j’en suis maintenant, j’ai envie de voir des choses écrites, pas que des trucs spontanés drôles. Peut-être parce qu’il est devenu plus difficile de me faire rire. Mes enfants se marrent quand ils regardent Norman, et je comprends. Mais quand j’étais ado, ce qu’on nous donnait à manger c’était Les Nuls, les Inconnus : c’était écrit, il y avait du taf, de l’expérience. Aujourd’hui on s’improvise comique parce qu’on a 2 millions de clics.

 

Pourtant, tu disais que la démocratisation permise par Internet avait permis d’affûter le goût du public…

Oui, mais je parlais des séries télé. Il faut des moyens à l’écriture. Je me méfie toujours un peu de l’humour quotidien. A moins d’être un génie, tu ne peux pas être bon tous les jours, sur n’importe quel sujet. Les chroniqueurs télé qui doivent être drôles tous les jours, ou les mecs qui se filment dans leurs chambres et t’expliquent comment larguer ta meuf, ça ne me touche pas beaucoup.

 

Reçois-tu des projets de cinéastes avec lesquels tu aurais envie de travailler ?

Plataneme prend beaucoup de temps, à écrire et à réaliser. Je m’autorise les films de Dupieux, mais j’ai peur de prendre encore le risque de premiers films. Quand je lis des scénars marrants, j’ai toujours peur de l’accident. Mais il faut essayer. Mohamed Dubois, j’ai essayé.

 

Comment as-tu rencontré Quentin Dupieux ?

On avait approché Michel Gondry pour réaliser Moyen-man, qui est encore en projet, mais il a eu à ce moment-là la proposition de Eternal Sunshine. Il nous a dit : « Je vous vois bien avec un mec que je connais, Quentin Dupieux. » Il a organisé un rendez-vous, Dupieux nous a montré son premier film, Non-film, et on a pleuré de rire. On lui a dit : « Ecris ce que tu veux, on y va. » On lui a proposé Moyen-man, mais il ne se sentait pas de le faire. Et il nous a écrit Steak.

 

Platanea été développé sans Ramzy. Aimerais-tu retourner en scène, seul ?

Je ne sais pas si j’aurais le courage. Il faut vraiment être convaincu d’être drôle quand tu vas tout seul sur scène. Et moi, j’ai appris à être drôle avec Ramzy. Quand on est tous les deux, je sais qu’il y aura au moins un mec qui va se marrer dans la salle. On a fait un paquet de bides devant 2000 personnes, juste pour plaire à l’autre. Faire rire, pour moi, c’est faire rire quelqu’un en particulier. Amorcer une vanne, et qu’un autre rebondisse dessus, ou l’inverse. J’ai de l’admiration pour les mecs qui jouent 300 fois le même spectacle tout seuls devant 2000 personnes. J’imagine que ça implique un truc très égocentrique : la satisfacton ne eut plus venir des vannes elle-mêmes, mais du pouvoir qu’elles ont sur les gens. Le « pouvoir du rire », c’est un enjeu qui ne me fascine pas vraiment. En revanche, j’adore me marrer sur scène avec quelqu’un devant des gens, et amener ces gens dans cet univers-là. Dans Platane, je fais en sorte de me fabriquer plein de duos. Avec Flex, Ramzy… Ce n’est pas un hasard si j’ai voulu qu’il revienne dans cette saison. Je suis un partouzeur humoristique.