C’est le paradoxe de l’aventure technologique, sociale et intime moderne. Notre espèce informatisée et cloudée n’a jamais autant produit de communication écrite. Pourtant, si peu de penseurs rapportent l’évolution de nos comportements par l’usage des interfaces et des réseaux sociaux. Si peu d’universitaires ont la volonté ou la capacité de raconter au plus grand nombre l’extraordinaire aventure de notre vie affective au temps du 2.0. En fait, pour décrire avec force et conjuguer au futur les mutations collectives en cours, il nous faut ouvrir une autre fenêtre : celle d’un lecteur vidéo, parfois sur le même écran qui les a provoqués. C’est précisément cette étonnante brèche que Black Mirror, qui se définit comme une anthology series (chaque histoire est indépendante), vient combler.

L’année dernière, en trois fables contemporaines magistrales, insolentes de perfection sur le fond comme sur la forme, Charlie Brooker (touche-à-tout prodige, à qui l’on doit Dead Set) avait commencé à débroussailler à l’endroit exact où l’humanité se met elle-même à buguer à force de côtoyer la machine. Il y était question d’un Premier Ministre forcé à se livrer à des actes sexuels dégradants retransmis à la TV, d’un futur sociétal fondé sur la Star Académy, et de la destruction d’un couple causée par l’équivalent (légèrement boosté) des Google Glass. A chaque fable son constat accablant. Notre numérisation constante du quotidien nous empêche de guérir par l’oubli. Youtube et Twitter nous ramènent à l’état de foule malléable, cruelle, adepte de la lapidation. L’encouragement médiatique constant à contrôler notre image érode notre capacité à aimer les autres. Cette somme de réflexions ne versait pourtant jamais dans la moraline ou le prêt-à-penser. Surtout, elle ne niait jamais ni le bénéfice global de la technologie, ni la naturalité de notre attachement à celle-ci.

Cette saison 2 maintient justement cet équilibre de motifs entre sombre fascination et sur-lignage des limites des relations hommes-interfaces. Les esprits grognons regretteront sans doute  que les thèmes explorés demeurent trop proches de ceux de la première saison. Be Right Back, qui ouvre la danse, ressemble à une variation Frankenstein de The Entire History of You. White Bear et son twist d’une cruauté effarante résonne de la même condamnation d’une foule devenue meute, écho des spectateurs-voyeurs de The National Anthem. The Waldo Moment mesure quand à lui les inflexions de la morale et de l’équilibre amoureux au péril d’une société téléguidée par le star system, comme dans 15 Million Merits.

Black Mirror S02, simple reboot donc ? Non ! Mais une mise à jour éloquente de nos conditions d’existence connectée. Et les nouvelles, on s’en doutait, ne sont guère réjouissantes. La somme compilée de nos tweets et de nos statuts Facebook accompagneront ceux qui restent après notre mort clinique, mais ces vivants-là s’exposent à de gros mind fuck. La substitution de la justice à l’opinion populaire n’en finira pas de nous transformer en monstres assoiffés de vidéos à poster. La voix que nous donnons à nos avatars blessera mortellement ceux qui auraient pu nous aimer hors-connexion aussi sûrement qu’elle nous abandonnera finalement seuls, décharnés.

A nouveau, bien que Charlie Brooker prenne soin de bloquer les portes de sortie narratives vers des lendemains qui chantent, l’espoir d’arriver à l’équilibre s’insinue à chaque étape de ses récits, reprenant les rênes d’un destin détraqué par de fausses projections de soi. Une volonté que ne trahissent jamais une réalisation sobre, un jeu d’acteur impeccable et une économie d’effets spéciaux qui valorise leur apparitions, les rend plus pertinents et crédibilise le propos. Et si ce showrunner génial – d’une lucidité glaçante – semble avoir définitivement fait le tour de nos névroses au carrefour de l’intime, du politique et des médias, il ne nous reste plus qu’à prier pour l’avènement d’un nouveau Goliath technologique et son injonction à nous auto-reprogrammer. Bonne nouvelle : comme pour donner raison à Brooker et lui inspirer de futurs cauchemars, Samsung vient de dévoiler son Galaxy S4. Le géant coréen de la téléphonie le compare à un « compagnon de vie ».