« Les mêmes personnes qui ont osé remettre Dieu en question ne veulent pas remettre en question l’artiste : elles se gardent un petit dieu qui justifie leur nouvelle religion : l’Art. Les églises se vident, les musées se remplissent » (Niele Toroni, 12 février 1967).

En quelques jours, le Musée d’art moderne de la ville de Paris s’est rempli des « empreintes » de Niele Toroni : dans le hall d’entrée, au rez-de-chaussée, à l’étage de l’ARC et dans les salles des collections permanentes. Si « Dieu est mort », l’art ne l’est pas, et celui de Toroni se vend bien sans que cela nuise à son intégrité : la méthode de répétition « d’empreintes de pinceau n°50 à intervalles réguliers de 30 cm » résiste aux fluctuations du goût, à la subjectivité des commissaires, aux phénomènes de mode. Elles ne sont qu’empreintes, ne parlent que d’elles-mêmes, freinant ainsi toute réappropriation institutionnelle ou critique qui voudrait leur faire dire autre chose que ce qu’elles sont. Nous pourrions en rester là, aux empreintes dans leur anonyme « banalité » (Toroni, juin 1997), mais la pratique de l’artiste soulève plusieurs questions.

Celle du statut de sa pratique d’abord. Peintre avant d’être artiste, Toroni revendique le titre de « travail / peinture » pour ses interventions plastiques. L’implication physique du peintre dans la réalisation des empreintes, la part d’effort et d’investissement corporel l’emportent sur la vision romantique de l’artiste peintre et du génie créateur. Agrippé à son pinceau et du haut de ses échafaudages, il veut briser le mythe figé de l’artiste inspiré et réintroduire la dimension de l’effort dans le travail. Point de créativité ni d’inventivité ici : Giovanni Varini, l’assistant de Niele Toroni, établit très précisément l’emplacement de chaque empreinte dans le respect du rapport entre peint et non-peint, l’espacement de 30 cm permettant le libre déploiement de la couleur. Mais le non-peint, c’est aussi le lieu d’accueil, l’institution dans toute sa matérialité architecturale. Ici, l’artiste a voulu renouer avec la structure originelle du musée, faisant abattre les cloisons artificielles et ôter les cimaises de toutes les fenêtres. Le contact avec la rue permet de rompre un temps avec l’atmosphère de recueillement solennel des musées et introduit une dimension re-contextualisante dans un espace blanc qui, sans cela, flotterait hors du temps.

La temporalité, ensuite. L’exposition rassemble des oeuvres qui s’échelonnent de 1967 à nos jours. Le titre, Histoires de peinture, introduit une dimension historique à un travail qui ne change pourtant qu’en fonction des lieux et de l’espace. Seuls les titres, formulations spontanées et souvent teintées d’humour, varient. Les empreintes transforment l’espace, mettent l’accent sur leurs conditions d’exposition, mais ne sont le support d’aucun discours qui renverrait à autre chose qu’à leur matérialité pure. Pourtant, les lois de la préservation et du marché obligent : les cimaises sont plus nombreuses que les interventions dans l’espace et l’accrochage très pointu transforme presque l’ensemble en un jeu décoratif de couleurs. Toroni assume pourtant pleinement le risque de la récupération esthétique. Tout l’enjeu et la force du travail du peintre se situent dans cet espace tangent entre remise en question et danger de la récupération, critique et acceptation. Il accepte les règles du jeu de l’art pour mieux dénoncer le culte dont l’artiste a toujours fait l’objet, mais c’est à cette nouvelle forme de religiosité qu’il se trouve à présent confronté, du fait de son propre succès.