Le renouveau klezmer, parti dans les années 70 de la côte est des Etats-Unis, a permis à des musiques jusque-là tenues dans l’ombre d’une variété qui en faisait ses choux gras de s’exposer à nouveau pour jouir d’une considération renouvelée. La France, hors la communauté juive, a redécouvert avec un certain enthousiasme ces rythmes fous, ces clarinettes ivres, ces violons jusqu’alors dits simplement « tziganes ». Le jazz fut le meilleur de ses vecteurs. Il est surtout possible désormais d’écouter ces mélodies pour leur universalité, et non uniquement comme l’expression d’un sentiment communautaire. Il est vrai que l’on demande aujourd’hui à la musique comme à tout art, d’être avant tout « festif », un mot qui couvre d’un vocable sonnant les relents nauséabonds d’un anti-intellectualisme poujadiste prospère. Là est peut-être la clé du succès que connaît le fonds balkanique, et plus largement mittel-européen -au demeurant riche et magnifique- qui se voit maintenant accommodé de mille façons. « Festif » est, pour une fois, le mot juste puisque la musique klezmer a été conçue de tout temps pour accompagner les cérémonies les plus joyeuses de la vie des ghettos d’Europe centrale, mariages, bar-mitzvahs, fête de Pourim… Les musiciens klezmer ont intégré bien des éléments caractéristiques des cultures qui hébergeaient la diaspora juive, et se mêlant aux Polonais, aux Hongrois, aux Tchèques, aux Bulgares, aux Roumains, aux Slaves du Sud et aux Tsiganes, ils se sont nourris de leurs rythmes et de leurs mélodies au point qu’il est devenu presque impossible de dissocier ces apports du fonds proprement yiddish.

La faconde expressive de la musique klezmer engendre le plus souvent une hystérie particulière. La virtuosité lui est essentielle parce qu’elle surenchérit sur la voix dont elle imite toutes les modalités : quand elle est parole, la musique devient intarissable ; sanglot, elle hoquète ; enjôleuse, elle se fait catin. La musique klezmer est fondamentalement excessive. L’art de Yankele se tient au contraire dans des limites qu’à l’aune d’autres formations ont pourrait juger bienséantes. Tout en puisant dans le catalogue d’effets du genre, la clarinette virevolte avec légèreté, d’un timbre clair et fin que cultivent les autres instrumentistes. Une atmosphère transparente, fraîche et comme née de la pluie du matin, à laquelle fait écho de place en place la voix d’un enfant, tranche assez nettement avec les ambiances au pathos épais qui renvoient plus souvent aux heures avancées de la nuit. Les contrastes d’allure et de caractère sont négociés souplement. Ils tournent le dos à la caricature. La virtuosité brille sans éblouir. Si l’on est gai, ici, ce n’est pas pour s’étourdir et se relever avec la gueule de bois : on est gai, pas ivre. Du coup, d’autres portes s’ouvrent : loin de la taverne, elles débouchent dans la salle de concert. Gitan juif est ainsi longuement introduit par ce qui pourrait être une cadence de concerto romantique telle que certains interprètes russes aimaient les « tsiganiser » -Tchaikovski par Gitlis ?… La vivacité est partout présente, mais tempérée, le Taraf de Richard Galliano est enlevé sans forcer. Souffle est une imitation réussie de la flûte nay à la clarinette. Dona, dona jadis popularisé par Joan Baez et Claude François, confié à un enfant accompagné d’un chœur, donne un sens à des paroles gentiment moqueuses et somme toute optimistes. La variété du programme à laquelle ajoutent quelques instants d’une conversation animée entre aïeuls respecte l’éthos d’une musique miroitante tout en ne barbouillant pas son éclat du lourd maquillage des intentions. Certains y perdront peut-être leur yiddish, mais l’expérience valait d’être tentée.

Yannick Thépault (cl), Jason Meyer (v), Jean-Christophe Hoarau (g), Christine Laforêt (acc), Emek Evci (b). Le petit chanteur reste anonyme. Juin 2001