Présenter le dernier volet de la trilogie du couple Mozart-Da Ponte tient de la gageure. Tout a été écrit et dit sur Mozart. Et pire encore. Ecoutons et partageons plutôt sa musique, cruelle et impassible. Lorenzo Da Ponte, quant à lui, sans qui cet opéra n’aurait pas un tel souffle, est totalement ignoré. Injustice pour l’un des plus grands écrivains italiens. Les livrets des Noces de Figaro (d’après Beaumarchais), de Don Giovanni (d’après Tirso De Molina) et de Cosi fan tutte sont d’authentiques chefs-d’œuvre.

Garnier Flammarion a édité en poche la version bilingue de ses livrets, où l’on apprécie sans peine le talent inouï de Lorenzo Da Ponte, nomade, aventurier de deux siècles. Prêtre à 24 ans, vite défroqué, libertin, le vénitien s’exile à Vienne, puis à Prague où il se lie à Casanova ; il terminera l’aventure sous les lambris de la Colombia University à 89 ans. Son chef-d’œuvre tient en ses mémoires, rédigées à New York, témoignage bouleversant sur les mœurs et la vie littéraire au 18e siècle. Aussi fou, injuste, et capital que celui de Casanova, voire même de Chateaubriand, autres vertigineux ouvrages. On désespère de se procurer en France une traduction décente.
Le livret de Cosi fan tutte tient en quelques dizaines de pages, telle une petite turquerie légère traitant de la frivolité, de l’inconstance des cœurs et des corps, jeu de l’amour avec la mort. A priori comédie des erreurs au sujet bien banal, où deux amants quittant leur fiancé reviennent sous des traits maquillés.
A vrai dire, cette parabole sur la cruauté des sentiments, sous son apparente désinvolture (forme bouffe de l’ouvrage) est une tragédie. Irrésistible. Valmont (Don Alfonso, ici splendidement interprété par Thomas Hampson) tisse par l’absurde une toile d’un pessimisme noir.

Harnoncourt interprète la sincérité, la fidélité, l’abandon, la tentation. Il apporte un soin infini aux coups d’archets, à l’émancipation des vents, aux perpétuels changements de couleurs.
Il nous rappelle qu’il fut, avant de devenir chef d’orchestre et de rénover l’interprétation baroque (avec son complice Gustav Leonhart), violoncelliste à l’orchestre symphonique de Vienne. Il échappe à toute formule, toute routine.

Il forme avec ses six interprètes une véritable troupe, homogène, et parvient ainsi à nous faire oublier certaines faiblesses vocales. Très convaincant. On apprécie des versions historiques de Cosi où dominent les chanteurs (Elisabeth Schwarzkopf par exemple), mais celle-ci est visiblement l’œuvre de son chef d’orchestre.