Seize titres, deux CDs (ou quatre vinyles), plein de photos et des pages et des pages de notes de pochette écrites tout petit, c’est le traitement roboratif que les artisans compilateurs de Soul Jazz appliquent au rap naissant avec cette compilation Big apple rappin’, la première que le label de Soho consacre vraiment au mouvement hip-hop (après quelques incursions obliques par l’intermédiaire du That’s my beats ! de Mantronix ou des récentes compilations New York noise).

Le premier disque commence là où, il y a trois ans, on déplorait que la compilation Super rap de Landspeed ne finisse pas : sur le Spoonin’ rap de Spoonie Gee. Et vous comprendrez aisément pourquoi on regrettait cette impasse lorsque vous aurez entendu ce « Oh you say / One for the trebble / Two for the time… » enjoué qui ouvre le morceau, que vous avez déjà entendu sur quantité de disques ultérieurs, et dont voici enfin l’original de 1979, dans toute sa simplicité yes yes y’all : une petite batterie entêtante, une ligne de basse légère, et Spoonie Gee qui s’élance et rappe comme un marathonien, presque sans arrêt, pendant près de 7 minutes. Héros oublié de la old school, Spoonie Gee est sans doute l’artiste le plus connu de cette compilation (!), avec les Coldcrush Brothers de Grandmaster Caz (représentés par un Weekend funky en diable). C’est dire si ses deux disques sont indispensables à tous ceux qui rêvent en se perdant dans les listes de maxis obscurs du catalogue définitif The Rap records de Freddy Fresh ou qui, plus simplement, ont toujours les pieds qui frémissent lorsqu’ils entendent l’ouverture du Rapper’s delight de Sugarhill Gang.

Car tout ici est inconnu, ou introuvable (tout juste retrouve-t-on ce Fly guy nonchalant déjà remarqué sur Super rap), et tout est bon, dansant, joyeux, à la manière du morceau de Spyder-D qui donne son titre à cette sélection, visite guidée de New York City, de ses hauts-lieux et de ses rappers, sur fond de synthétiseurs bouillonnants, ou de tous ces raps élastiques signés TJ Swann, Peewee Mel & Barry B, Nice & Nasty 3, ou Super 3, qui sont un peu à Grandmaster Melle Mel, Kurtis Blow ou Bambaataa ce que les tags du métro de NY sont aux fresques de Futura 2000 : ils ne sont pas les stars du mouvement, ils sont le mouvement lui-même. Tout comme ces flyers photocopiés que reproduit le livret, ce sont des souvenirs naïfs de cet âge de pierre du rap dont les acteurs aujourd’hui disparus furent quelques milliers d’adolescents pauvres à la langue bien pendue, et quelques professionnels de la profession attirés par l’odeur de l’argent. Sauf que, derrière les consoles, il n’y avait pas que des entrepreneurs opportunistes, mais aussi d’authentiques musiciens (l’un n’excluant pas l’autre, comme on le sait) ; et notamment des Jamaïcains (on retrouve là le tropisme caraïbéen de Soul Jazz), tel Glen Adams, compagnon de route de Duke Reid et des Wailers qui orchestre un instrumental tout entrecoupé de profondeur dub pour l’inconnu T-Ski Valley. Si son Catch the beat reste globalement disco (tout comme le Sure shot des filles de Xanadu produit par un Joe Gibbs déjà célébré il y a quelques temps par une compilation Soul Jazz), le bien nommé General Echo assume lui entièrement la connexion NY / Kingston avec son Rapping dub style, remake dub de Rapper’s delight ; quant à Lister Hewan-Hope, qui fut le camarade de classe d’Augustus Pablo, il donne avec How we gonna make the black nation rise de Brother D w. / Collective Effort l’un des premiers raps politiques (complet avec une belle rondelle sur le disque représentant un yardie le pistolet à la main).

Mais cette manifestation d’engagement est clairement une exception au milieu de toutes ces invitations à la fête dont les titres parlent d’eux-mêmes (Fais sauter la soirée, Coeur qui danse, Attrape le rythme, Es-tu prêt ?). D’ailleurs, Lister Hewan-Hope lui-même n’oublie pas d’être funky, et la réponse à la question de Brother D (« Comment faire se lever la nation Noire ? ») semble être tout simplement « en la faisant danser  » : le rap ne pouvait pas avoir d’autre but, à l’époque. Il expérimentait d’ailleurs tous les stratagèmes possibles pour l’atteindre, comme le montre la Funkbox party de Masterdon Committee : avec ses boîtes à rythmes et ses refrains chantés, le morceau est une étonnante préfiguration des deux tendances qui formeront l’avenir de la musique de danse dans les années 1980, l’electro et la house. Que ces musiques se soient ensuite considérablement éloignées du rap ne fait que souligner l’extraordinaire richesse du terreau disco originel sur lequel tous ces mouvements se sont tout d’abord développés, et qu’ont commencé à labourer il y a quelques années les compilateurs de Soul Jazz Records, tout en continuant leur défrichage des années 1960-70 soul, jazz et reggae.

Avec ce Big apple rappin’, ils démontrent, si besoin était, que le rap rivalise sans difficulté avec ses glorieux aînés musicaux et qu’il fait bien partie, lui aussi, de la famille glorieuse de la Great back music. Comme toujours chez Soul Jazz, préférez la version vinyle du disque, livrée cette fois-ci en deux doubles-LPs jaune et vert absolument somptueux.