L’époque n’est pas fidèle. Voilà quelques années, Tortoise faisait la une de la plupart des bons magazines musicaux, pour ses prises de position esthétiques et politiques dans une Amérique prostrée post-11-Septembre. Le groupe pionnier du « post-rock » signait alors chez Warp son moins bon album (Standards), mais recueillait la notoriété de dix années au moins d’activisme rock à Chicago. Quoi de neuf depuis ? Pas grand-chose : l’electronica qui piétine, l’éternel retour du rock, la r&b qui n’amuse plus personne, un monde en perpétuel état de troisième ou quatrième guerre mondiale… Tortoise est retourné chez Thrill Jockey (pas assez de ventes pour Warp ?) et sort quasiment dans l’anonymat (pas assez de budget pub ?) son cinquième album, qui n’est ni moins bon, ni meilleur que les précédents. A croire qu’un bon disque ne l’est pas à toutes les époques…

Car Tortoise, c’est toujours un peu la même chose, mais c’est toujours aussi bien. La tête (digressions chromatiques, structures alambiques) et les jambes (lignes de basse charnelles, rythmiques polyphoniques) sont bien sûr au rendez-vous pour ce cinquième album des géomètres chicagoans. Enregistré avec le line up original au complet (Dan Bitney, John Herndon, Douglas McComb, John McEntire et Jeff Parker), dans les studios SOMA de John McEntire (où bossent aussi Wilco et Stereolab notamment), It’s all around you dispense le son unique et foisonnant de Tortoise : batteries en panoramiques, métronomiques et éclatées, guitares électriques seventies, granulations et légères distorsions, science des effets (quasiment des instruments à part entière), discrétion des changements, lentes évolutions. Ici, cette belle harmonie de groupe semble sans cesse mise en danger, potentiellement abattue par des roquettes de sons saturés, qui débouleraient sans prévenir. Une sourde menace plane sur ces jardins suspendus, la langueur y est inquiétante. Le groupe joue de ces contrastes en alternant passages ambient qui flirtent avec le easy-listening et sombres perturbations.

Repères krautrock, électronique discrète et xylophones sont aussi de la partie, pour un album au final ambient et rock, qui oscille entre TNT (quoi de plus proche d’un album de Tortoise qu’un autre album de Tortoise ?), le récent Liberation de Trans Am et les Italiens horrifiques Goblin. Le groupe tortueux a en commun avec les premiers de faire un disque ouvertement critique envers l’administration Bush, avec les seconds d’emprunter des chemins progs pour créer des ambiances dark. C’est la peur, bien sûr, qui est autour de nous. Mais c’est aussi la vie, moralise ce bel album.