Changing places, voici deux ans, avait provoqué une sorte de petit séisme tranquille dans le monde du jazz : avec une grâce insolente, une personnalité musicale bien affirmée et une manière très culottée de ne rien changer aux règles du trio piano-basse-batterie (« Pas besoin d’inventer une nouvelle langue pour raconter une nouvelle histoire », disait-il) tout en inventant un son reconnaissable à la première note, Tord Gustavsen s’imposait d’emblée parmi la congrégation très intime des jeunes pianistes qui comptent. Tout au plus pouvait-on lui reprocher, histoire de ne pas exagérer sur la brosse à reluire, une légère tendance à la répétition dans les compositions : tout à la fabrication d’un monde musical qui soit le sien et celui de personne d’autre, Gustavsen piochait peut-être un peu trop facilement dans une palette de couleurs un peu étroite, du bleu-gris au blanc, d’où la petite impression d’uniformité mélodique et rythmique qui pouvait ressortir d’une écoute prolongée et multipliée. De fait, The Ground préserve tout ce qui faisait la magie de Changing places mais semble mieux affirmé du point de vue de l’écriture : la plume de Gustavsen se fait plus diverse, sans jamais quitter toutefois le registre paisible, quiet, minimal qui est naturellement le sien ; les influences blues, gospel (certains morceaux ont tout de l’hymne tranquille : « Le caractère gospel passablement abstrait de notre jeu est devenu très central ces deux dernières années », confie le pianiste), slaves ou caribéennes ressortent plus nettement, la dramaturgie semble plus efficace, les couleurs plus tranchées.

Pour le reste, rien ne change et c’est tant mieux : ode à la lenteur, délicatesse absolue du toucher, jouissance de la note parfaite au bon moment, sobriété de l’accompagnement (le métronomique Harald Johnsen à la basse, Jarle Vespestad, compagnon de route de l’aventure electro nordique Supersilent à la batterie, tout en pointillisme cuivré), suspension du temps, patience (Gustavsen aime à retarder le moment de l’improvisation, étirant le thème pour effacer la frontière entre mélodie et solos), minimalisme à tous les étages (jamais de bavardage inutile dans les solos, jamais une phrase en trop dans les mélodies), bref, un état d’apesanteur et de gravité sereine qui ne va pas sans évoquer la prière. Et pour cause : Gustavsen a passé une bonne partie de son enfance à jouer du piano dans les églises. « Cette dimension religieuse correspond à une attitude que je qualifierais de sacrée dans notre approche générale de la musique et qui, si elle ressort d’une certaine postmodernité, n’en reste pas moins sincère. Ces hymnes sans paroles sont peut-être nés d’un besoin personnel de considérer la musique comme un médium d’espoir et de réconfort dans des périodes de peine ». Illuminé, Tord ? Plus illuminé que romantique, en tous cas, même si la comparaison avec certaines ballades du dernier Bill Evans vient naturellement sous la plume. S’il doit en sortir d’autres disques du calibre de The Ground, on veut bien prier avec lui aussi longtemps qu’il le voudra.