La nostalgie relève du souvenir de ce qui a été et qui ne sera plus, avec plus ou moins de souffrance. Prisonnier du présent, l’être humain, animal aux pattes ancrées dans le passé, est une créature complexe, faite de désirs et de possessions, hantée par la peur de perdre, de ne plus avoir. Alors l’être humain photographie, écrit et enregistre de la musique. Il cueille, achète ou vole, veut posséder pour se fabriquer une identité et accoler un adverbe à l’auxiliaire « être ». Au nom de cette nostalgie, l’homme moderne se plait à ne jamais vraiment renier ceux qui, comme Sonic Youth, ont réalisé la bande-son d’une saison de son existence. Un constat s’impose : toute superbe et digne qu’elle soit, la nostalgie musicale doit s’incliner devant la logique (si les années 1990 avaient pu survivre, on n’aurait jamais connu l’Euro ou la téléréalité, et on ne serait pas en 2014), la géométrie et l’espace (on ne saurait ranger tous ces disques dans le salon et l’Expedit n’est plus produit), ou le bon goût (The Best Day, il faut se rendre à l’évidence, est un mauvais disque).

En marge de son groupe, en hiatus pour une durée indéterminée, Thurston Moore butine un peu partout, branlant du manche tout azymuth aux côtés de John Zorn, Yoko Ono, Mats Gustafson ou de la bassiste portugaise Margarida Garcia (sur The Rust Within Their Throats, où pour une fois, sa guitare, réaccordée sur un mode atonal, fait des merveilles). Libre dans sa tête, bien dans ses baskets, mais un peu dispersé sur les bords.

Son quatrième album solo n’est pourtant pas une suite logique de l’acoustique Demolished Thoughts, sorti trois ans auparavant. The Best Day se situerait plutôt dans la lignée musicale de Psychic Hearts (Geffen, 1995), le premier album solo de Moore, qui proposait les mêmes principes dans des formats plus courts. La formule évolue (ou régresse), donc : le chantre de Sonic Youth s’entoure à l’est de l’Atlantique d’un backing band composé du fidèle Steve Shelley à la batterie, d’une bassiste (Debbie Googe de My Bloody Valentine) et d’un ersatz de Lee Ranaldo à la guitare (James Sedwards). Si beaucoup de sonorités de The Best Day font inévitablement songer à Sonic Youth, d’autres rappellent des souvenirs coupables de la scène de Seattle des nineties. Un tel parti-pris a en effet de quoi surprendre, nous ramenant plusieurs décennies en arrière, à l’ère des riffs grunge patauds. Un comble pour l’un des plus ardents laudateurs de l’avant-garde !

 

Les courageux qui ont eu la patience de venir à bout de la vingtaine de minutes de motifs répétitifs qui constitient les deux morceaux d’ouverture, « Speak To The Wild » et « Forevermore », doivent se coltiner « Tape », morceau terne et sans grand intérêt (ce point de vue, établi au bout de la deuxième minute, se renforce les quatre suivantes) dont les arpèges évoqueraient presque un unplugged d’Alice In Chains, c’est dire l’infâmie de la chose. Après une demi-heure, enfin, surgit le single éponyme, donnant un avant-goût de ce que pourraient être les Strokes en 2034. Le chant (et certaines parties guitares) de « Detonation » ou « Germs Burn » réveillent le souvenir d’un Frank Black asthmatique. Seuls les charmants « Vocabularies » et « Grace Lake » sortent positivement du lot.

Au nom du souvenir, Thurston Moore signe les textes de Grunge, un livre basé sur les photos en noir et blanc de Michael Lavine (paru chez Abrams). Écrire sur le grunge est une chose, s’en inspirer musicalement en 2014 en est une autre. The Best Day a un public acquis : les inconditionnels de Sonic Youth, désespérés à l’idée de ne plus rien avoir à se mettre sous la dent. Les autres, plus lucides sur l’état du rock en 2014, auront toutes les raisons de se sentir floués.