L’histoire plutôt compliquée de Secret Chiefs 3 est pour beaucoup dans le culte et l’aura de mystère qui entoure la formation. Né des cendres de Mr. Bungle à l’intiative de son guitariste Tray Spruance, Secret Chiefs 3 ne réunissait, à l’origine, que Trevor Dunn et Dany Heifetz, respectivement bassiste et batteur de Mr. Bungle. Mais très vite, le line-up a pris des dimensions tentaculaires en évoluant à chaque album, et a fini par réunir, ponctuellement, des musiciens aussi divers qu’Eyvind Kang, William Winant, Ches Smith, Shazhad Ismaily, Clinton Bär McKinnon, ou des membres d’Estradasphere comme Timb Harris, Jason Schimmel et Tim Smolens. En tout, plus d’une quarantaine de musiciens ont participé à Secret Chiefs 3 en près de vingt ans d’activité musicale, pour une musique qui présente au moins autant de visages différents.

Vu la façon dont Spruance truffe ses disques de notions ésotériques empruntées aux mystiques du monde entier – le soufisme islamique, la kabbale juive et le védisme indien au premier chef, mais aussi le Tao et le Zen, le christianisme orthodoxe ou les traditions animistes d’Afrique – et compose et enregistre à partir de concepts numérologiques, on ne serait pas étonné de le voir déclarer un jour qu’il a conçu Secret Chiefs 3 comme un cosmos en expansion, perdant peu à peu de son unité pour aller vers la diversité et la vie. C’est probablement ce qui l’a poussé, en 2004, au moment d’enregistrer Book of Horizons, à redéfinir Secret Chiefs 3 comme le « Groupe des Groupes », ou « Band of Bands », une formule que l’on peut comprendre au sens littéral autant que dans ses connotations spirituelles. L’expression recouvrait alors le désir d’isoler au sein de Secret Chiefs 3 différentes entités, appelées « formations satellites » (« satellite bands ») qui exploreraient chacune un aspect de la musique du groupe : les bandes originales de giallo avec Traditionalists, la musique orientale avec Ishraqiyun, les marches funèbres avec Forms, le death metal avec Holy Vehm ou encore une synthèse de tout cela avec Electromagnetic Azoth. Sur les albums qui ont suivi Book of Horizons, certains morceaux sont ainsi crédités du nom de ces formations satellites. En procédant ainsi, Spruance a évidemment démultiplié le pouvoir de fascination du groupe, mais aussi l’ambition de son projet, en inventant une sorte de groupe-monde dont chaque incarnation développe un univers sonore singulier. Une fabuleuse compilation, Satellite Supersonic Volume 1, a pris acte en 2010 de cette expansion réticulaire de la musique de Secret Chiefs 3, en réunissant des morceaux publiés auparavant en 45 tours par UR, Ishraqiyun, et Electromagnetic Azoth.

Perichoresis est le deuxième long format enregistré par un groupe satellite, Ishraqiyun, qualifié non sans humour d’ « Electro-Folk Neo-Pythagoricien ». On peut y entendre Eyvind Kang à l’alto, Ches Smith aux percussions et à la batterie, Rich Doucette au sarangi et à l’esraj, Peijman Kouretchian à la batterie, Mike Dillon aux tablas, Shahzad Ismaily à la basse, Timba Harris au violon, Jai Young Kim aux claviers. De toutes les incarnations de Secret Chiefs 3, Ishraqiyun privilégie les accordages en quart de ton, l’absence d’instruments tempérés et des méthodes de calcul harmonique et rythmique empruntées à des traditions extra-européennes, détaillées une à une dans le livret de présentation. Spruance semble avoir mis en place une méthode de composition en mosaïque, grâce à laquelle il construit ses morceaux comme des polyèdres sonores géants et mouvants. C’est particulièrement audible dans le morceau-titre, où l’idée de transe ne possède pas d’un usage irréfléchi de la répétition mais d’un effort d’imbrication des différents motifs entre eux. Et c’est proprement extraordinaire.

Sur le papier, tout ce syncrétisme musical, mystique et ésotérique a beau fasciner, on pourrait légitimement craindre qu’il en reste assez peu de choses à l’écoute. Le talent de Spruance est de débouter constamment, année après année, un tel soupçon. La musique de Secret Chiefs 3 est aussi captivante que la formulation silencieuse de son cheminement spirituel ; elle n’a en outre rien de froid ni de désincarné en elle : nul besoin d’avoir assimilé sa gnose pour l’apprécier à sa juste mesure et bénéficier de ses lumières. Au contraire, Spruance brille par le talent avec lequel il insuffle dans ces structures abstraites une part de sensualité hypnotique, un groove entêtant autant physique que mental, situé à l’exact point d’équilibre entre le concept et la sensation. La congrégation de Spruance et ses compagnons du devoir nous indiquent avec Perichoresis la voie musicale vers la Sagesse, et il faudrait un cœur de pierre pour ne pas y adhérer sans réserve.

 

Crédits photos : Olivia Oyama