Entre la cover de Sergeant Pepper et un film de Méliès mettant en scène un voyage sur la lune de Jules Vernes (ou un démon des glaces de Jacques Tardi), Mabused, nouvel album de Kim Fahy après quatorze ans d’absence (!), voit coïncider sa forme et son fond, en une fresque bariolée, rétrofuturiste, et extrêmement peuplée. En interview, le réservé Kim dira des membres de son groupe qu’ils sont les « Mabused », c’est-à-dire eux-mêmes transformés en sortes d’avatars musicaux du Dr Mabuse de Fritz Lang, et abusés, mais dans un joyeux consentement, à n’en pas douter. Peuplé donc de musiciens, de vieilles photographies pleines d’aura et de personnages fantastiques, Mabused évoque autant les coeurs solitaires Beatlesiens que des groupes d’amitiés qui se forment dans des tours magiques et mystérieux.

Mais reprenons depuis le début, 1991, chez Bernard Lenoir passe en boucle l’hymne pop Kicking a pigeon, et ses paroles martelées qui font frétiller l’imagination (« It was absolutely nothinh like you said / The dog was dead, a bird was shitting on it’s head / Next I was kicking a pigeon »), issu du premier album éponyme de The Mabuses, aka Kim Fahy, sorti sur Rough Trade (et sur Shimmy Disc, excusez du peu, aux US). Les Inrocks et toute « l’internationale indie » de l’époque ont trouvé l’XTC de leur génération, le Syd Barrett qui ne finira pas chez maman à cultiver des radis, presqu’un Beatle à soi tout seul, avec la production d’époque (assez moche rétrospectivement : le son glacé du CD et la reverb sur la caisse claire) et le petit culte des initiés indés qui partageront parcimonieusement leur trésor.

Le temps passe, un second jet discret et bâclé (The Melbourne method) sort trois ans plus tard, et puis plus rien, aucune nouvelle, et les auditeurs de Lenoir se lamentent de la disparition et à quand le retour, du meilleur trésor caché de la pop psychédélique anglaise. Après, tout le monde oublie, se marie, fait des enfants, travaille et se désabonne des Inrocks, avec ce petit regret lysergique qui reste sur le bout de la langue. Tous mabusés, finalement, et tous heureux donc de retrouver l’enfant prodigue aujourd’hui, comme une bouffée d’adolescence, un petit retour d’acide salutaire à l’approche de la quarantaine, lorsque le vieil ami Kim réapparaît avec son nouveau tout beau Mabused.

En fait Kim voyageait, faisant son tour sans le chant, et des rencontres, enregistrant de ci de là des chansons avec des musiciens de passage ou sédentaires (notamment son grand complice John Carruthers, ex-Siouxie & The Banshees), à New York, Los Angeles, Londres et aussi en France, créant son réseau amical et musical : Bertrand Bonello et Jipé Nataf (avec qui il collabore sur son album solo Plus de sucre, le trio enregistrant des reprises sous le nom de The Wantones), Mocke et Armelle de Holden, le Professeur Inlassable, notamment. De ces amitiés soudées dans l’accord pop parfait et les jams de blues dans le salon naît donc Mabused, troisième album de synthèse, comme une drogue.

Livre fantastique d’enfant plein de pop-ups figés et anciens qui vous sautent au visage, Mabused se fait patchwork dadaïste, mélangeant genres et époques, psychédélisme anglais, musique classique, noisy pop, blues, electro : évidemment cinématographique (Havana, que l’on retrouve dans le Tiresia de Bonello ; Tiger lilies, très Prokofiev avec son hautbois ; Garden devils, inspiré des arrangements de Bernard Herrmann pour Psycho), brit-pop sur Seasider, reprenant pour Sugarland le Plus de sucre de Nataf, samplant ici et là les bluesmen Skip James, Charlie Patton ou Blind Willie Johnson, en figures tutélaires guitaristiques virtuoses. En ligne de mire, avec sa belle pochette dépliant un univers plat mais follement expansif, la synthèse pop des fragments, des styles et des gens, à la manière de l’album étalon Sgt. Pepper’s donc, et sans doute une des dernières tentatives d’album-somme, avec sa cohérence et sa pochette cartonnée généreuse, avant le tout à l’égout numérique et la subdvisions en niches-ouah-ouah de plus en plus individualisées. Goutez-moi donc ça.