Peu de disques, ces temps, nous auront immédiatement intrigué, ébahi comme cette folie du méconnu (inconnu) Dave Longstreth, cerveau échappé de Yale. Peu de disques nous auront aussi immédiatement ébloui. Et pourtant, à lire les notes d’intention, il y a de quoi frémir : « un opera sur Don Henley, chanteur de The Eagles, la mythologie aztèque, et le cataclysme du onze septembre ». Ou, différemment : une pièce pour septet de vents, choeur féminin et octet de violoncelles, déconstruite via disque dur, dont le livret confronte cut-up de paroles originales de la terrifiante machine mainstream californienne, langue aztèque et enroulements de phrases cryptés, de jeux de mots obscurs, de mythes déphasés, de personnages assemblés, de réecritures d’oeuvres passées (notamment The Graceful fallen Mango, premier album de The Dirty Projectors). Vous avez dit nerd ? Attendez, revenez : dès les dix premières secondes, The Getty adress sonne effectivement comme un objet éminemment étrange, mais proprement étrange, fondamentalement brillant. C’est un fait rare, Longstreth a réussi à produire une musique aussi singulière et, disons, dégondée, que sa déclaration d’intention, sans que jamais le trait n’ait l’air forcé, repassé, souligné ; et, encore plus rare, encore plus précieuse, ladite musique ne fait pas qu’interpeller, elle bounce, elle rocke de toute sa très belle, très folle étrangeté. A essayer sur vos amis un dimanche ensoleillé, au coin d’un barbecue, ou quelque chose comme ça.

La légende auto-reécrite de l’oeuvre nous dit qu’après avoir remisé sa composition originale au placard, peut-être jugée trop cérébrale, trop glaciale, Longstreth se serait repenché sur les premiers enregistrements après avoir écouté le Justified de Justin Timberlake, « musique concrète domestiquée de l’ère ProTools » (sic), selon ses termes. Qu’on juge donc sur pièce de la pertinence de l’ovni. Des vrombissements de clarinettes, de bassons, des crissements de cordes choeurs angéliques au bord de la crise de nerfs et d’un précipice de dissonances, se trouvent salement découpés, sans ménagement esthétisant, et juxtaposés sur un tapis de percussions, cloches, infra, salement funky ; puis, sans crier gare, une voix soul famélique multiplie l’harmonie fragile, floutée. Bien vite, on ne sait plus distinguer le coeur de la musique des éléments parasites. La post-prod passe du brutal à l’invisible, juxtaposant granulation sommaire et charcutage imprécis, et surlignage subreptice des prises d’instruments (dont il faut souligner la qualité exceptionnelle), en même temps que les chansons passent d’un folk décanté et primitif à des pures prouesses symphoniques, d’un désert de résonances xenakis-siennes jouées sur glass-harmonica ou d’envolées baroques de vents à une ballistique syncope de funk décalqué de brics et de brocs percussifs. Montées en épingles de chaos boiteux et de quadrillages précis, les juxtapositions rouillées de Longstreth sont rien de moins que prodigieuses. Mais comment ça marche, s’interroge-t-on ? Inspiré ou chanceux, l’Américain voit ses pièces s’enchaîner dans un opéra long de près d’une heure, dont la cohérence ne tient à rien de connu.

Après, on pourra ergoter longtemps sur les schèmes mystérieux du livret, sur la manière dont ils propulsent et habitent ces pièces musicales extraterrestres. On y parle donc de Don Henley, dont Longstreth tanse sûrement la responsabilité fausse-naïve, quand le Greatest hits volume I, nous dit la bio, est l’une des plus grosses ventes de l’histoire des sordides variétés internationales. Il semble vouloir nous parler de responsabilité occidentale, d’invasion des esprits, de mission culturicide involontaire, Henley en Cortez rongé par l’interrogation, le remord, quand The Eagles sont labelisés « créateurs décérébrés du gospel conquérant de l’impérialisme américain », missionnaires involontaires de « certains impérialistes du Texas ». En passionnant feuilleteur, Longstreth multiple les figures et les détours pour nous parler de deux ou trois choses essentielles, et c’est sûrement ce qui fait tenir son château de cartes debout, malgré la périlleuse arrogance de l’architecture. La musique proprement visionnaire de Longstreth vibre d’une rare confiance en elle-même, en ce qu’elle a à dire. « This is pretty weird for me too », peut-on entendre au-dessus d’un tapis d’ukulélé sur Tour along the potomac. En effet : The Dirty Projectors a l’étrangeté dans le sang. Et ça défonce.