Aucun mot n’est assez fort pour décrire la sensation d’élévation que tout être normalement constitué devrait ressentir à l’écoute de cet album-monstre (deux heures et des poussières) qui fait l’effet d’un psychotrope surpuissant, au point de ressortir de son écoute la tête loin dans le cosmos et l’épiderme encore dressé. Ecouter To Be Kind, c’est consentir à un lâcher-prise total, à s’immerger dans le son dans une surenchère de volume. Mieux vaut être prévenu, on y prend claque sur claque comme un radeau dans l’océan face à des vagues de la taille d’un immeuble. Chez les Swans, pas question de tourner autour du pot ou d’arrondir les angles en minaudant, la musique est une expérience tellement intense et viscérale qu’elle annihile tout ce qui lui précède : le groupe testostéroné de Gira (dans lequel on retrouve l’impassible Norman Westberg à la guitare) atteint là un acmé de béatitude sonore et de charge émotionnelle, en particulier sur le morceau de bravoure que constituent les trente quatre minutes échevelées du dyptique Bring the Sun/Toussaint Louverture. Pivot central du disque, ce poème galvanisant vous happe de gré ou de force dans un tourbillon d’harmoniques hantées par la figure du Révolutionnaire haïtien et vous conduit, de ruades en spasmes, dans les parages du nirvana. Se déployant en mouvements par cascades sur le modèle des symphonies, la plupart des morceaux sont emmenés par un chaloupement de basse, une guitare slidée toute en saturation et des polyrythmies trépidantes (le groovy Screen Shot met aussitôt dans le bain). Entouré d’un chœur de voix féminines qui contraste par leur délicatesse (St Vincent, Little Annie, Cold Specks), Gira assène ses litanies où un amour à la fois compassionnel et objectivé (We fuck, we come, we love, we work,  sussure-t-il sur She Loves Us) vient recoudre les plaies et faire barrage au cynisme comme à la mélancolie. Voilà une musique à laquelle on ne peut que faire corps: pleine, charnelle, puissante, aux harmoniques complexes et aux dynamiques implacables.


Il est à parier que les puristes de la no wave, allergiques à la dialectique transcendantale, déploreront que les Swans aient pris l’option d’un big band qui frôle parfois l’emphase, tranchant avec le nihilisme punk de leurs débuts.

Tous les slogans publicitaires, les injonctions consuméristes et les sermons bien-pensants se transformaient sur les premiers albums (Filth, Cop, Greed, Holy Money) en une riposte coup de poing à coups de basse gutturale, de percussions martiales et de beuglements rauques assénées dans un geste de défi qui retournait la violence du monde contre lui-même et confinait au body art. Conditionné à l’instinct de survie, Gira aurait pu alors faire sien les mots de l’écrivain Bruce Bégout: “je ne veux pas résister, je veux au contraire harceler, attaquer, dominer”. Si la musique des Swans a pris avec les années une tournure plus orchestrale, le pater familias n’a quant à lui pas bougé d’un iota et campe fermement sur ses positions :  il a seulement ajusté son tir. Quand Rousseau énonce que « l’esclave finit par aimer jusqu’à ses fers », To Be Kind invite à rompre avec le Contrat Social et à se libérer de toute forme d’esclavagisme, dans une optique résolument nietszchéenne.

Ambigu, dur et intransigeant, Gira l’est sans nul doute, surtout avec lui-même. Mais il est aussi et surtout un songwriter imprégné de folk (Bob Dylan et Leonard Cohen über alles), de musique noire (ses idoles ont pour nom Nina Simone, Fela Kuti, James Brown et Howlin Wolf, auquel il rend hommage sur le titre Just a Little Boy) et de néoclassicisme (gageons qu’il connaît sur le bout des doigts Scriabine, Messiaen et Ives). Et s’il a parfois frôlé la psyché mystique (l’obsession pour les croix et la propagande religieuse, sans même parler de son label Young God Records), il n’a jamais été question pour lui de posture, et encore moins de cynisme. Il l’a déja amplement prouvé avec World of Skin, le duo dark-folk quelque peu solennel qu’il formait avec sa compagne Jarboe, mais aussi avec son groupe Angels of Light, dont les six albums évoquent le meilleur de Nick Cave ou de Bill Callahan.

Dans leur nouvelle mouture, les Swans ne se sont pas assagis, ils ont simplement élargi leur palette de sons, de dynamiques et de textures (il faut voir live le percussioniste Thor Harris se déchaîner, torse poil, sur ses cymbales, ses gongs et son dulcimer). “Je veux me noyer à l’intérieur d’un océan de sons”, répète Gira à l’envi, comme s’il aspirait à ce qu’Essence et Substance ne fassent plus qu’un dans une transascendance, proche du monisme taoïste. Mais ne comptez pas sur lui pour tenir de grands discours sentencieux, ses mots sont simples et limpides : we’re a rock band, we try to rock. Pas le genre à faire de l’esbroufe.

Grandiose sans être grandiloquent, alternant tension, climax et relâchement, flambées de violence (She Loves Us, Oxygen) et incantations au long cours qui déferlent par vagues successives (Some Things We Do, Kirsten Supine – nommé d’après le personnage de Kirsten Dunst dans Melancholia – ou le bouquet final To Be Kind), le groupe évite pourtant l’écueil du pompiérisme et l’on défie quiconque de ne pas stopper net toute autre activité à l’écoute de ce cinéma sonore qui fout les poils. Puisant dans la ferveur d’une Americana teintée de liturgie (Earth et Penderecki en courant alterné) et porté tout du long par des dynamiques musculeuses (Can meets Glenn Branca), Swans délivre un chant d’amour dont la brutalité tend inlassablement vers l’extase. Pour faire ainsi don de soi, Gira aurait-il retrouvé foi en l’humanité?

 

En écoute intégrale ici

http://www.npr.org/2014/05/04/308392426/first-listen-swans-to-be-kind