Pendant longtemps, Stevens a semblé cultiver son image de major de promo dans une université WASP du Midwest, mortarboard vissé sur le crâne, livre de graduation sous le bras. Sufjan Stevens : premier de la classe en christian studies (pour les coffrets de Noël, ou l’album de folk chrétienne Seven Swans), en cultural studies (pour ses state albums, Michigan et Illinoise) et en creation studies (une partition orchestrale dédiée à une portion d’autoroute, The BQE, et un album électro inspiré par l’astrologie chinoise, Enjoy Your Rabbit, en 2001).

Puis il y eut The Age Of Adz, en 2010, sorti après ce qu’on a coutume d’appeler un hiatus dans la langue de Sufjan Stevens, soit : une pause sabbatique entre deux véritables albums, side projects mis à part. Cinq ans séparaient Come On ! Feel The Illinoise ! de The Age Of Adz. Et à l’écoute de ce dernier, on ne pouvait que croire aux insistantes rumeurs de burn out qui planaient autour du champion de la folk lettrée : The Age Of Adz était un margouillis, mêlant tout ce que Stevens avait fait jusque là, tout en excès et en maladresses – c’est ce qui le rendait si attachant. La pièce montée finale, « Impossible Soul » proposait vingt-cinq minutes de pâtisserie electro-prog-folk. Cet invraisemblable étouffe-chrétien s’achevait sur un chant autotuné, au grand désarroi des fans du Stevens période kumbaya my lord (Seven Swans fait toujours figure de favori dans la discographie de Stevens, pour ses fans les plus acharnés). Il semblait évident que Stevens ne pourrait pas aller plus loin dans l’exploration de ses propres moyens d’expression.

Stevens en a-t-il pris conscience ? C’est ce que porte à croire la description qu’il propose de son septième album, Carrie & Lowell, dans une récente interview accordée à Pitchfork : « It’s not trying to say anything new, or prove anything, or innovate. It feels artless, which is a good thing. This is not my art project ; this is my life ». (« Je n’essaie pas de faire du neuf, ni de prouver quoi que ce soit, ni d’innover. [Cet album], je le ressens comme quelque chose de spontané ce qui est une bonne chose. Ce n’est pas mon projet artistique ; c’est ma vie ».)

Avec cet album, qui porte le nom de son beau-père et de sa mère décédée en 2012, Stevens s’essaie à l’autobiographie, à sa façon, c’est-à-dire de manière suggestive et érudite (les références à la Bible et à l’Antiquité sont foison). Il n’est pas question, cette fois-ci, de se dissimuler derrière un high concept musical, ou un discours religieux bien commode, permettant à Stevens d’esquiver une expression franchement personnelle, comme sur Seven Swans. Carrie & Lowell parle de mort, de deuil, de colère, de remords et de regrets, distillant çà et là quelques touches de nostalgie heureuse. Il y est question d’une relation distante et intense, tour à tour idéalisée et amère, avec Carrie, sa mère alcoolique, dépressive et schizophrène, qui a quitté la famille quand il avait un an. Il est aussi question de Lowell, son beau-père pendant cinq ans, figure paternelle bienveillante qui n’a jamais abandonné la fratrie Stevens (il est à la tête du label Asthmatic Kitty).

L’autobiographie n’a jamais été un gage d’intérêt, et encore moins de qualité. Mais tout cela est écrit avec sensibilité, pudeur et goût. Stevens n’évoque son enfance que par touches, souvent sensibles, comme dans « Eugene » : la saveur d’un yaourt au citron, la lumière particulière que dégage la petite ville où il a grandi, les paquets de cigarettes cachés par la mère absente, son prénom écorché par le moniteur de natation. La chanson suivante, « Fourth Of July », relate plus explicitement, mais sans sentimentalisme, le dernier dialogue qu’il a eu avec sa mère, et se termine sur une litanie macabre (« We’re all gonna die »). À ce stade du disque, on aurait du mal à rester de marbre.

Musicalement, l’album est aussi dépouillé que les paroles : dans Carrie & Lowell, ni chœurs féminins, ni fanfares. Oubliés, les rythmes impairs, systématiques chez Stevens. Oubliées aussi, les chansons gigogne à la « Come On ! Feel The Illinoise ! » ou les tours de force apprêtés comme « Impossible Soul ». Bref : Stevens s’est débarrassé de l’apparat sonore, grandiloquent et alambiqué, qui constitue son identité depuis Illinoise. C’est dans l’intimité de sa chambre, entouré de vieilles photographies d’enfance, que Stevens a enregistré cet album simple et triste, à l’aide d’une guitare, d’un banjo et de quelques touches de piano.

Mais malgré ses airs de pensum folk, et en dépit de ses petits défauts (les premières mesures de « All Of Me Wants All Of You » sont une pure copie de « John Wayne Gacy Jr », issu d’Illinoise), Carrie & Lowell parvient à surprendre, presque de bout en bout, tant par sa musique que par ses paroles. Par sa musique, quand « Should Have Known Better » se conclut sur une rêverie harmonique, rappelant les passages les plus méditatifs de Talk Talk, période Spirit Of Eden. Par ses paroles, quand Stevens, sans jamais abandonner son chant de gentil boyscout, évoque ses tendances autodestructrices, qu’il conçoit comme un héritage maternel (« Get drunk to get laid / I take one more hit before you depart / There’s blood on that blade / Fuck me I’m falling apart », dans « No Shade In The Shadow Of The Cross »).

Étonnamment concis pour un album de Sufjan Stevens (Illinoise, The Avalanche et The Age Of Adz dépassaient les 74 minutes ; Songs For Christmas comptait quarante-deux chansons), Carrie & Lowell ressemble à la confession exsangue et sincère d’un hyperactif, mu depuis trop longtemps par le syndrome du premier de la classe.