1928 est pour tout mélomane averti l’année du Boléro de Ravel (soit l’œuvre la plus jouée au monde : toutes les 30 minutes en moyenne !). Certainement pas celle de Zeus und Elida de Stefan Wolpe. Deux façons, apparemment opposées, de faire de la musique : une ordonnée, l’autre chaotique. Relevons un joli paradoxe au passage : d’un côté l’Allemagne, traditionnellement disciplinée, engendre une musique débridée, de l’autre la France, reconnue bordélique, une musique calibrée. Rien ne va plus, faites vos jeux ! Ce sera Wolpe pour ce coup-ci. Vous ne trouverez pas son nom dans les dictionnaires. Et pour cause, mis à l’index par les nazis en tant que compositeur « dégénéré », il fut par là même oublié des savants historiens de la musique. Il a fallu le travail de quelques curieux (peu d’interprètes le sont) pour que quelque vingt années cruciales de la musique du XXe siècle soient redécouvertes. Et quoi de plus passionnant que cette époque d’expérimentations qui fut le théâtre de la naissance de la musique sérielle, des premiers scandales d’Edgard Varèse, de l’introduction massive du jazz et des musiques populaires…

Autant de chemins à explorer pour un jeune homme né au début du siècle. Il semble que Wolpe n’ait pas voulu choisir, qu’il ait même voulu tout concilier. Ca expliquerait le sous-titre du « mini-opéra-de-chambre-jazz » qu’est Zeus und Elida : « grotesque musical ». Sur un livret aussi délirant et corrosif que la littérature expressionniste allemande des années 20 a pu produire, Wolpe a composé une musique d’une liberté jubilante. Il ne ménage pas un instant de répit, mélange jazz et atonalité, enchaînant sans complexes charleston, boston, tango, fox-trot, csardas et variations ironiques sur des thèmes de Bach. Mais sous ces aspects décousus, Wolpe a développé un discours musical profondément original tout entier dévoué au propos des deux librettistes (Hahn et Wickerhauser), qui, quelques années après, ont adhéré à la Truppe 31, fameux collectif communiste dirigé par Wagenheim.

Car Wolpe appartient à cette génération, qui, sous la République de Weimar et après l’écrasement de la révolution spartakiste, s’engagea radicalement dans les arts. Sous le haut patronage du Bauhaus, où Wolpe suivit des cours, Gropius prôna la réunion de l’architecture aux autres arts majeurs. C’est dans le même esprit que Zeus und Elida fonctionne : allier théâtre et musique, association dont Weil et Brecht ont été jusqu’à présent les représentants les plus connus. Véritable équivalent aux « symphonies urbaines » russes et allemandes (Metropolis de Fritz Lang en est un des avatars), l’œuvre de Wolpe montre sans fards le chaos urbain berlinois, les luttes sociales, la diversité des couches sociales… Wolpe semble signifier aussi l’impossible quête pour un idéal (anagramme d’Elida) et pose la difficile frontière entre mythes et réalités sociales. Par ailleurs son mépris de la classe bourgeoise et du pouvoir transparaît encore mieux dans ses Schöne Geschichte (« belles histoires »). Composées pour un ensemble de huit musiciens, ces histoires s’apparentent au Bouvard et Pécuchet de Flaubert, véritable tableau de la bêtise humaine. La virtuosité et l’intelligence dont font preuve les musiciens de la Capella Amsterdam dirigés de main de maître par Werner Herbers font de cette résurrection une réussite musicale et morale. Leur engagement artistique résonne en ces temps peu glorieux comme un cri déchirant, un appel à la résistance.