Dix ans, c’est l’âge des enfants chiants et des festivals passionnants. Nous avons eu le plaisir de fêter en ce printemps 2014 le dixième anniversaire d’un événement essentiel de la vie musicale parisienne – et un peu ailleurs – : le festival Sonic Protest, réunion exigeante et éclectique de musiques hors-normes et hors-formats, que l’on parle de noise brute, de chanson à texte ou de musiques non-occidentales.

Les joies et les peines de ce genre d’exercice sont complémentaires et tiennent à sa qualité de terrain expérimental, qui donne l’espace et le temps, à la fois, à des fulgurances lumineuses et à quelques petites baisses d’éclat, ce qui n’est pas vraiment un défaut, mais plutôt la condition sine qua non de toute exploration dans des paysages sans fléchage : les petits inachèvements étant l’incontournable – et pas très grave – conséquence annexe qui advient quand on crée – et c’est très bien – les possibilités d’existence des fulgurances et des merveilles.

Cette dixième édition frappait donc fort avec des anti-pop stars au long cours – Thurston Moore & Lee Ranaldo, Merzbow, Brigitte Fontaine… -, des musiciens cultes et rares – Albert Marcœur -, des figures inébranlables de l’underground – Evil Moisture, KG -, et diverses formations à la notoriété variable et plus ou moins spécialisée.

Parmi ce qu’on a retenu de ce festival, outre le plaisir qu’il existe :

Pour régler cette question tout de suite sans vouloir trop s’attarder dessus, on attendait beaucoup de la réunion du couple mythique de Brigitte Fontaine et d’Areski Belkacem, et il s’agissait finalement du spectacle plutôt attristant d’une force intérieure qui ne trouve plus qu’à grand-peine son propre chemin et celui de sa sortie dans le monde, et malgré l’estime, l’affection si l’on peut dire, il était malaisé de trouver par où s’en réjouir.

Le même soir, la formation française Jéricho proposait une sorte de Tri Yann occitan du drone, qui, peut-être par timidité face à ce grand public dans cette grande et belle église Saint-Merry, manquait peut-être un peu de puissance et de folie, mais avait sur pas mal de choses l’avantage notable d’exister.

La soirée du mercredi, dans le toujours très sympathique Cirque Électrique, pourrait être qualifiée de soirée du bonheur, notamment grâce aux performances – très différentes – de Phil Minton et d’Albert Marcœur. Concert superbe du premier : poésie sonore, improvisée, gueulante, grognante, virtuose dans l’étendue de ses tessitures et la subtilité de ses variations comme dans la cohérence de chaque minute, et d’une remarquable énergie physique transmuée en voix : bravo et merci.

Albert Marcœur quant à lui s’entourait du Quatuor Bela, pour des chansons qui appellent des adjectifs dont on aurait extrêmement tendance à se méfier, mais qui sont ici totalement réels : elles étaient drôles, poétiques, légères, gracieuses, profondes, absurdes, tristes et joyeuses, indécrottablement humaines. C’était magique et le public du chapiteau n’a pas eu l’air de s’y tromper.

Puis arrêtons-nous un instant sur ce chapitre qui appelle les regards et les questions (« Alors, c’était comment ? »), à savoir la soirée du vendredi qui annonçait les deux solos sets de Thurston Moore et de Lee Ranaldo, qui, pour les brebis complètement égarées sur le flanc externe de la montagne, sont les deux guitaristes de feu Sonic Youth, sans qui rien n’aurait existé, ce qui est une déclaration exagérée, mais quand même on voit bien ce qu’on veut dire, et qui, parallèlement à une poignée de disques parfaitement inutiles du groupe depuis quinze ans, poursuivent l’un et l’autre carrières solo et collaborations diverses.

Alors ?

D’abord, patientons un peu : la soirée commence avec Bibi Ahmed et Ikali Adam de Group Inerane, dont on trouve les publications chez les merveilleux Sublime Frequencies, label indispensable de transmission à l’occident de ce qui se fait dans le reste du monde depuis l’existence d’enregistrements.

Puis le belge Èlg, après une première partie lente qui faisait un peu penser à un Michel Polnareff ironique et over-synthétique (c’est l’effet « je chante des notes longues dans les aigus »), finit sur « Adieu Dieu » par un tourbillon de boîtes à rythmes et de bruit qui ne peut qu’attirer la sympathie.

Enfin, les regards se resserrent, l’attente monte, le public se densifie : le prochain set sera celui de Thurston Moore. Il faut bien être clair, quoi qu’en disent certains, les disques solo de Thurston Moore sont littéralement inécoutables. Seul un désir d’ennui ou un aveuglement fasciné sur ses anciennes idoles permettent de tenir plus de cinq minutes. On est donc, parallèlement à une curiosité un peu fébrile – quand même, faut pas déconner, c’est Thurston, il a un peu changé nos vies -, légèrement inquiet de ce qu’on va entendre.

Il monte donc sur scène, il n’a pas l’air en pleine forme, une tête à avoir des emmerdes, des tristesses, des soucis, on ne sait pas trop, et imperturbable il mâche ce chewing-gum dont on ne peut s’empêcher de se demander : mais ça ne va pas le gêner ça pour chanter ?

Bref le premier morceau est un quart d’heure absolument magnifique. Ça semble une évidence pourtant c’est quand même vrai, le son de sa guitare est énormément beau, à la fois très boisé et extrêmement électrique, sa voix est humble, appliquée à être belle, et ça marche, les petites modulations de refrain font très bien leur job d’émotion, les paroles sont jolies, tout est noyé dans une maîtrise infinie de ce qu’il fait et de ce qu’il joue : clap clap clap clap clap. La suite du concert est variable mais donne juste envie de dire que c’était bien, et l’on sent que tout ça permet aussi à des choses qui sur disque sont à en baver de désintérêt, de trouver l’espace sonore et l’énergie qui révèle, sous le cabotinage un peu prétentieux dont il semble avoir du mal à se retenir quand il entre en studio, que malgré tout, ses harmonies sortent de nulle part, ses mélodies sont moins banales et comme plus « diffractées » qu’elles ne le semblent au premier abord, et que même s’il fait des disques qu’on n’écoutera pas le lundi au soleil, il ne manque toujours pas entièrement de génie.

Il est rejoint en fin de set par un Lee Ranaldo aux grands yeux et de très bonne humeur, pour une passation de scène qui réveille des émotions de fan basiques et joyeuses – « eh, putain, trop cool, c’est Lee et Thurston, je suis trop content  » -, puis Thurston s’éclipse et Lee reste.

Alors là, franchement, la manière la plus juste d’en parler serait de dire simplement : ça ne se raconte pas.

Vous demanderez à vos amis qui y étaient.

Gros bisous.

Comme cependant ce monde demande quelques concessions, on va lui donner quelques mots : c’était formidable. C’était formidable. C’était génial.

C’était une explosion de magnificences, un feu d’artifice innombrable d’harmonies simultanées éclatant les unes dans les autres comme des bulles de savon multicolores créées à la dimension du hangar de béton de La Parole errante de Montreuil, c’était d’une richesse sonore exceptionnelle, et quelques échos dans le magma faisaient aussi monter, comme un souvenir, comme des madeleines volant dans l’air, que quand Sonic Youth était un groupe exceptionnel, ce n’était pas seulement parce qu’on était petits et impressionnables, mais parce que, vraiment, réellement, c’était un groupe exceptionnel.

Kim, Steve, Bob Bert, Jim Sclavunos, salutations éternelles.

Le lendemain on est tous revenus pour la journée soirée de clôture, d’où se détachaient particulièrement The Rebel, folk puriste et simultanément saturée parfois soutenue d’électronique, donc puriste façon de parler, puis, brillamment accompagné par le cinéaste expérimentateur Xavier Quérel de la Cellule d’Intervention Metamkine, Le Cercle des Mallissimalistes, qui, sous un nom à faire de la pataphysique barbante, a donné, notamment en ouverture et en conclusion, deux morceaux d’une puissance, d’un bruit, d’une beauté harmonique, d’une efficacité de textures, d’une précision dans l’étagement des différentes voix et leur répartition dans l’espace sonore envahi, d’une violence maîtrisée, absolument fantastiques, à la fois incendie et chirurgie, énergie et structure, folie et travail, sculpture et déflagration.

La vie est affaire de simplicité : Sonic Protest c’est bien, Sonic Protest c’est beau, Sonic Protest on est content, Sonic Protest c’est bon mangez-en.

À l’année prochaine.