Pas d’entrée dans le premier Dictionnaire du jazz (1988) de Carles et Comolli, six lignes en 250 pages dans la monographie de François Billard, Les Chanteuses de jazz (1990), voilà l’accueil réservé à celle qui était, après trente années de carrière, ce qu’elle était déjà depuis bien longtemps, ce qu’elle demeure aujourd’hui, l’une des plus grandes chanteuses de l’histoire du jazz. Avare d’enregistrements jusqu’à une période récente, l’intransigeance lucide de Shirley Horn et son goût de la quiétude l’ont cantonnée à Washington, loin du cyclone new-yorkais. Ne connaissant d’autre rapport à la musique, au chant et à la vie que celui de la vérité -lisez à ce sujet l’entretien qu’elle a livré à Jazzman ce mois de mars-, elle représente l’exact envers de tout ce qui est d’ordinaire proposé à l’admiration publique. Rien de spectaculaire, aucun effet de tessiture ni de scat, pas de virtuosité affichée : rien. Un timbre chaud, à peine voilé, qui ne saurait à lui seul expliquer ce qui opère. Un tempo, un répertoire, l’économie rigoureuse d’un chant qui s’oublie en lui-même : ce sont là les subtils secrets auxquels tient cette manière non pareille et définitive. Eprise de lenteur, elle habite une durée luxueuse en souveraine du temps. Il lui obéit. Mais ne prend ainsi possession de ce sens intime qui veut : il faut être possédé soi-même. Shirley Horn est hantée.

La question du répertoire, arcane ignoré des jeunes musiciens comme l’est le « métier » des peintres modernes, elle l’a résolue pour toujours en n’admettant aucune chanson qu’elle n’eût reconnue comme sienne, reçue comme sa destinée. Son art est ascèse. Ne rien ajouter, ne rien retrancher, livrer chaque mot comme s’il était le dernier, comme si sa vie en dépendait. Chanteuse de jazz, elle n’improvise pas : la mélodie se défend seule, mais l’exigence est extrême. Préservé de tout ornement, le chant ne s’ajoute pas à la voix, la musique est dans les mots ; leur énonciation, celle de la mélodie suffit. Parce qu’ils sont sa chair, son histoire, sa vie, qu’il s’en est allé d’une élection réciproque, l’assimilation est totale. Il n’y a pas de reste à accommoder, qui prêterait à « interprétation ». Pianiste, son jeu émane des mêmes principes, également admirable, admirablement égal. Glissé comme un reflet où le chant s’abîme et se retrouve, jamais troublé par des partenaires de trente ans (Charles Ables, ses appuis monumentaux), il se coule en nappes lumineuses sous les syllabes sensuelles. Johnny Mandel a su préserver ce miraculeux équilibre par une idée intelligente et modeste à proportion : n’intervenir qu’après coup. Ses arrangements orchestraux calqués sur les parties de piano, éloignés au mixage, forment un glacis qui la plupart du temps échappe aux travers des enregistrements with strings. On regrettera seulement la partie de trompette de Carl Saunders sur Solitary Moon, qui réintègre sur le mode vulgaire le pathos écarté par la chanteuse, et le mixage très artificiel qui va à l’encontre du propos de l’artiste. Dans sa rigueur, sa mesure, sa retenue, il n’est pas de chant plus érotique, qui accorde davantage de valeur à la durée comme élément du désir et l’évalue plus justement. C’était hier Billie Holiday, saluons aujourd’hui Shirley Horn.

Shirley Horn (vcl, p), Charles Ables (b), Steve Williams (dm). + en invités, selon les plages : Alan Broadbent (p), Carl Saunders (tp), Russell Malone, Dori Caymmi (g), Larry Bunker (vb), Brian Bromberg, Chuck Domanico (b). Johnny Mandel (dir., arr.). + Orchestre à cordes. Enregistré les 12-15 juin 2000.