Première écoute : un violon investit l’espace, l’occupe, s’y déploie, lutte contre le silence qui l’entoure avant de le vaincre et de le modeler. Ensuite seulement, l’attention se porte sur la force du son et la vigueur de l’interprétation, l’importance des accents et la violence de l’archet ; l’ambition de la construction, la virtuosité des développements, la variété des influences ne se laissent quant à elles dévoiler que bien plus tard, lorsque l’on pénètre enfin au cœur du monde musical d’un artiste dont Trinity constitue, après plusieurs années de collaboration familiale (au sein du Joe Maneri Quartet, en duo –Blessed– ou en trio avec le contrebassiste Barre Phillips) et de partenariats éclectiques (musique improvisée avec Cecil Taylor, Matthew Shipp, ou Joe Morris, dont on retrouve ici le thème Lattice, aventure indienne avec le groupe Natraj), le premier enregistrement solo. Feu follet hyperactif dans le brasier créatif américain des dix dernières années, Mat Maneri aura peut-être effectivement été, comme l’écrit astucieusement Michael Sliwkowski dans ses notes, le Aaron salvateur d’un Joe Maneri érigé en Moïse, ouvrant son travail au monde (ou plutôt : ouvrant le monde à son travail) tout en forgeant sa propre personnalité au contact multiple du jazz, de la musique improvisée, de la fugue baroque et de la musique indienne. Autant d’influences presque explicitement dévoilées au gré d’un répertoire où les compositions originales se mêlent à une série de reprises révélatrices : écriture microtonale (Lady day’s lament, de Joe Maneri), goût pour les lignes brisées et les larges intervalles (Iron man, d’Eric Dolphy), arabesques et motifs aux couleurs indiennes (Sun ship, de Coltrane) sont quelques-uns des éléments constitutifs d’une approche originale, où se combinent des visions ailleurs jugées impénétrables les unes aux autres.

Dans ses propres pièces, Maneri tire d’un exposé originel écrit la matière de développements improvisés proliférants, propres à nourrir cette impression de démultiplication et d’expansion spatiale par laquelle, dans un étonnant effet de composition intégrale, la puissance et l’urgence d’un flux sonore dense et compact se doublent d’un éclatement polyphonique générateur d’éblouissants entrelacs de voix. Sans forcément aboutir à la résolution de toutes les tensions sur lesquelles elle s’érige, cette musique, tout en fulgurances et intuitions lancées vers l’horizon, laisse presque paradoxalement l’image d’un parfait équilibre interne (dans son organisation, dans son interprétation) et externe (à l’égard de ces influences intégrées, transformées, transcendées). Comme si la violence et les tiraillements n’étaient qu’un cheminement inattendu vers une paix finale.

Mat Maneri (violon alto). Enregistré à Kingston, en juillet 1999.