Une simple recherche sur Google vous permettra de voir que Cossacks are, la première chanson de The Drift, est composée de cut-ups issus de l’actualité. George Bush, répondant à un journaliste qui lui demande si les relations franco-américaines sont désormais assez bonnes pour qu’il invite Jacques Chirac dans son ranch de Crawford, honneur réservé à ses meilleurs alliés : « I’m looking for a good cowboy » ; Jean-Paul II, qui aurait été, selon le Guardian, « a pope like no other » ; Milosevic, accusé par le procureur Carla Del Ponte de « medieval savagery and a calculated cruelty »… Une galerie de « cosaques » grâce à laquelle Scott Walker introduit son propos artistique et musical comme une véritable action politique, cryptée, hermétique (comme la science occulte), mais dont l’imperméabilité semble vouloir permettre la propagation sur le monde d’effets manifestes, conscients ou inconscients, comme dans un rêve, comme par magie. Une magie noire (car tout est noir dans cet album) qui répondrait avec ses moyens primitifs et ses croyances anciennes à la magie blanche (réaliste, pragmatique, rationaliste, libérale) d’un état fasciste et global, The Drift apparaissant peu à peu comme un Guernica musical, ou l’équivalent discographique du Salo de Pasolini : l’art le plus exigeant au service de la lutte contre tout ce qui veut détruire l’esprit et le corps humain. Scott Walker serait donc magicien, chamane moderne, utilisant le symbole et le rituel pour jeter des sorts ou modifier la réalité.

Comme Brian Wilson qui mettait des casques de pompiers sur la tête de ses musiciens pendant l’enregistrement de Fire, il suffit de voir Scott Walker en studio taper sur un morceau de jambon (pour la chanson Clara, évoquant la mort de Mussolini et de son amante Claretta Petacci) ou lancer une pierre sur le sol (sur Cue), pour se rendre compte que le studio, pour lui, n’est plus seulement un « instrument » de musique, mais l’ »instrument » d’une activité hautement magique, qui produit ses effets par le biais de rituels, associations d’idées, collusions efficientes entre sens littéral et sens manifeste. Dans Jesse, dédié au frère jumeau d’Elvis Presley, le twin-brother prend des airs de twin-tower, un fameux 11-Septembre, pleuré de manière déchirante par son grand frère (« I am the only one left alive »), avant que ce dernier ne s’écroule à son tour. Résonnent entre les lignes les deux « Pow ! Pow ! », lointains, répétitifs et fatals, illustrant le choc des avions contre les deux tours et une nouvelle ère pour l’humanité. Le tout sur un bourdon grave (le bruit des avions dans le ciel), une « déconstruction » de Jailhouse rock à la guitare et des stridences répétitives de violons, qui évoquent de la manière la plus angoissante qui soit la B.O. de Bernard Hermann pour Psycho ou les expériences orchestrales de Charles Ives. Car si les paroles de The Drift, entre allusions politiques codées à la James Joyce et métaphores mystiques, semblent dévoiler précisément un monde en perdition, les « arrangements » de Scott Walker relèvent de la même obsession du détail et de la fonction : chaque son a sa place et est opératif dans un réseau de signification qui dépasse la simple illustration musicale mais relève d’une violence physique et symbolique infligée à l’auditeur pour le faire réagir : ainsi sur Jolson & Jones, un hurlement répétitif d’âne maltraité accompagne la sentence absurde « I ‘ll punch a donkey in the streets of Galway ! ». Sinon, des « blocs de sons », orchestraux, entre Penderecki et Xenakis, percussions sourdes et guitares électriques, accompagnent la voix sépulcrale de Scott et font de cet album crépusculaire un chef d’oeuvre formel, un opéra moderne, un film d’horreur, qui n’a pas fini de secouer la Terre entière.