Shleep, en 1997, avait suscité une sorte de retour en grâce mêlé de réhabilitation pour Robert Wyatt, dont le génie mélancolique réapparaissait soudain à la surface de l’océan du rock comme un sous-marin qu’on avait un peu trop vite oublié. Il faut dire qu’il n’était guère sorti de son antre durant la décennie 90 : son précédent album, le splendide Dondestan (sur des poèmes très engagés d’Alfreda Benge), était sorti en 1991, les dernières nouvelles qu’il jugea bon d’envoyer ensuite étant un minidisque de cinq morceaux enregistrés chez lui (A Short break, 1992) et deux compilations. Wyatt avait depuis longtemps gagné son ticket d’entrée pour les dictionnaires du rock, à tel point que la critique ne s’attendait plus vraiment à ce qu’il en sorte ; le choc fut d’autant plus sec que Shleep est assurément à compter parmi ses trois ou quatre plus grands disques, ne fut-ce que pour le fabuleux Maryan, qui rejoint O Caroline (sur Matching Mole) dans la liste de ses plus belles ballades. L’image un tantinet cliché du poète communiste solitaire et de ses rustiques attributs (la barbe de sorcier bucolique, le fauteuil roulant dans lequel il se déplace depuis qu’il s’est brisé la colonne vertébrale en tombant du quatrième étage après une soirée arrosée en juin 1973) s’était en quelque sorte cristallisée pour l’enfermer dans le rôle du musicien culte à jamais enraciné dans des seventies héroïques, auteur d’un album trop définitif et visionnaire pour être un jour surpassé, Rock bottom (1974). Son retour sonnait un peu comme le réveil d’une légende et rappelait que sur l’échelle de l’importance historique, Wyatt occupe sensiblement le même barreau que ses compères Eno, Fripp et compagnie.

Après une demi décennie de silence, Cuckooland lui fait subitement reprendre presque autant d’avance sur son époque : ciselé comme une pièce d’orfèvrerie et arrangé comme un palais des songes, ce recueil de seize chansons montre qu’on peut à la fois tout comprendre de son temps et ne rien abdiquer de sa singularité, transformer sans cesse son univers sans rien perdre de la poésie qui le rend reconnaissable au premier son. Le casting, comme d’habitude, a des allures de garantie : Eno rôde toujours dans les parages (il intervient sur deux titres), non loin de la tromboniste Annie Whitehead et du guitariste David Gilmour ; Wyatt a enrichi ses troupes en empruntant à la scène jazz londonienne l’un de ses talents ascendants, celui du polysouffleur israélien (et romancier antisioniste) Gilad Atzmon, lequel a amené avec lui le contrebassiste de son « Orient House Ensemble », Yaron Stavi. D’un éclectisme à faire perdre le Nord, l’album est organisé en deux suites distinctes et équilibrées (huit morceaux chacune) : deux chapitres pour un long poème musical sans barrières où la voix frêle, légèrement éraillée et extraordinairement émouvante du chanteur fait office de boussole. Les inconditionnels reconnaîtront sans peine quelques uns des éléments habituels de son monde sonore : les comptines, les synthétiseurs cheap dont il arrive à tirer une inexplicable beauté, les motifs répétés jusqu’à la fascination, les climats simplistes et détraqués dans lesquels il noie de lointains solos acoustiques ; chaque morceau, plus qu’une histoire, est une petite planète en soi, de la bossa détournée (Insensatez, sur une partition de Jobim) à la complainte esseulée (l’hallucinant Cuckoo madame, en solo), de la vraie-fausse balade folk au vrai-faux band néo-orléanais avec, s’il fallait trouver une constante dans l’ensemble, cet attrait pour le monde et les clichés enfumés du jazz qui hante tout l’album. Jusqu’au phénoménal et obsédant Old Europe, hommage au Swinging Paris des années 50 (« Le Chat qui Pêche / Rue de la Huchette / Paris at night / And the strains of a ghost saxophone / Juliette and Miles / Black and white city / Paris by night / And the ghosts of two people in Love ») dont l’insondable nostalgie, décuplée par les volutes tristes des saxophones d’Atzmon, résume à elle seule la poésie noire et discrètement étoilée du barde anglais.