Phénomène collectif par essence, le garage rock se nourrit de la massification, en jouant de sa simplicité d’accès et de ses exigences minimales (de l’énergie, de l’énergie et de l’énergie) pour édifier une sorte d’œuvre à plusieurs qui n’étale jamais autant sa puissance que sur une bonne vieille compilation de trente titres en quarante-cinq minutes. Dans les années 1960, il y avait tellement de groupes « garage » que l’on n’a même pas fini de les recenser (à titre d’exemple, les mythiques compilations « Back From the Grave » connaissent encore de nouveaux volumes, et ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de rééditions qui encombrent les bacs des disquaires). Alors, y a-t-il trop de groupes garage aujourd’hui ? Oui, comme toujours. Mais cela n’empêche pas les bons albums, malins et bien ficelés, de sortir régulièrement : ces derniers mois, on a aimé les disques de Volage, Chocolat, Mountain Bike, ou Madcaps, tous étrangement francophones et non-parisiens (le genre semble plongé dans le coma à Paris depuis l’explosion en vol des Catholic Spray).

Dans le genre « pas-100%-bon-mais-au-dessus-de-la-mêlée », voici Regal, un trio qui sévit non loin de notre frontière belge, et dont le troisième album sort chez le boss des boss, Born Bad Records. Il est toujours intéressant de s’interroger sur une sortie Born Bad, qui dit à chaque fois quelque chose de l’époque et traduit dans la matière tangible du vinyle les évolutions capricieuses et impalpables de la scène rock (de Frustration à Forever Pavot, on en a fait du chemin !). Plus modestement, il s’agit peut-être aussi de « sanctifier » telle ou telle scène locale, indépendante, portée à bouts de bras et dans la débrouille la plus totale par des passionnés qui n’ont pas compté les heures, pour lui offrir une visibilité qui fait figure, après des années de galère, de récompense. Ici, ce sont les micro-labels Azbin Records, Frantic City, Beast Records, Shit Music For Shit People, le studio de « L’abri 101 » à Rennes, et toutes les petites mains qui, du graphiste au musicien de passage, ont sué sang et eau pour sortir des coproductions à trois cent exemplaires, qui trouvent une forme de consécration collective dans l’intronisation d’une partie de la bande. Comme le dit le titre de l’album, il y a bien deux cycles dans la vie, et peut-être même un peu plus.

Et musicalement, ça vaut quoi ? Outre les quelques morceaux garage-pop un peu convenus qui lorgnent sur les inévitables Black Lips (« Tar Rush »), Regal se distingue par son sens inné de la « ballade », cette forme qui s’écoute en dodelinant de la tête, et se rapproche en cela des amis bordelais de J.C. Satan, avec lesquels un split 45t est paru en 2013 sur ce thème. Et celles de Regal ont un aspect détraqué, claudiquant, tendu vers un état de folie ou de terreur, dans la veine du génial The Empire Strikes Back de ces vieux briscards de Country Teasers, dont ils reprennent ici « Mos Eisley » (tout sauf un hasard). Deux éléments frappent alors : la voix, quoique constamment dédoublée et renforcée harmoniquement, paraît étrangement impersonnelle ; tremblante, chevrotante, elle semble constamment menacée par une forme de régression dissolvante. Deuxièmement, on relève le travail soigneux de la « seconde » guitare, celle qui fait l’habillage mélodique depuis les aigus, et qui tantôt propose un contrepoint légèrement dissonant, tantôt signe l’air principal avec un riff lointain, résonnant depuis une faille au milieu des océans, qui renforce l’effet autistique de ces comptines de clown triste.

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Le charme indéniable de l’album vient de là, de ce contraste étrange entre des mélodies bancales comme un bandonéon crevé, des ritournelles presque menaçantes, un chant frêle et plaintif, et une atmosphère guillerette malgré tout, comme la détermination absurde d’un armée de jouets cassés continuant à avancer dans le vide. Entre l’ambiance de poupées tueuses de « Chucky » et un conte de fée mal raconté par une sorcière boiteuse, quelque part aux portes du sommeil d’enfant et à deux doigts du cauchemar absolu, il y a cet entre-deux poétique qui fait encore le lien avec les géniaux J.C. Satan, dont la seule chanteuse Paula semble une incarnation vivante de cet esprit, et qui est invitée ici sur « Inconstant Time » : là encore, ce n’est pas un hasard. L’esprit de cette famille dysfonctionnelle est encapsulé là, en douze titres, sur l’album de Regal. Profitez-en.