C’est avec ce genre de disques que l’on comprend à quel point le hip-hop a évolué depuis quinze ans ; où il était à l’époque, et où il est aujourd’hui. « A Houston, Texas ! », répond la foule. D’accord, mais à part ça ? A part ça ? Un bon moyen de le savoir est de s’arrêter sur cette compilation de morceaux Rare and unreleased de ce trio de Mcs du New Jersey absolument caractéristique d’un certain rap du début des années 1990, et quelque peu oublié aujourd’hui -The Poor Righteous Teachers, alias Wise Intelligent, Culture Freedom et Father Shaheed. Les pauvres maîtres justes, appellation directement sortie du Da Vinci code sacré de la Nation of Islam, le Message to a black man d’Elijah Muhammad, tel que l’a réinterprété son disciple déviant Clarence 13X, l’inventeur dans les années 1960 du mouvement five-percenter, la matrice secrète et ésotérique de presque tout le hip-hop de la Côte Est, avec des élèves aussi connus que Big Daddy Kane, Rakim, Nas, GZA, RZA, les Brand Nubian… et les Poor Righteous Teachers, donc. Le trio de Trenton, NJ (la patrie du jeune Jaÿ-Z) est de fait l’un des exemples les plus purs de hip-hop five-percenter, parce que l’un des plus littéral : là où leurs coreligionnaires laïcisaient le plus souvent leurs rimes ésotériques et leurs codes secrets (ciphers) pour en faire des invitations à la danse, à la révolte ou à la luxure -bref, pour en faire de la pop music, à la façon de Ray Charles laïcisant le gospel pour en faire de la soul-, les PRT ont maintenu une ligne strictement orthodoxe qui ne les aura guère servi commercialement parlant, mais qui font de leurs enregistrements de précieux documents sur lesquels se déploie tout l’arsenal de l’éloquence five-percenter. Ecouter leurs lyrics, c’est comme regarder le portail d’une cathédrale gothique et voir ce grouillement de figures enchâssées dont on ne devine que la complexité sans être vraiment capable de la déchiffrer. Les mots classiques du vocabulaire five-percenter reviennent d’un morceau à l’autre –Knowledge, I self lord and master (ISLAM), Cipher, God, Word…- et à chaque titre l’on est saisi par le degré de construction de ces phrases (les exégètes s’arrêteront tout particulièrement sur l’a capella de Word is Bond qui conclue le disque), surtout lorsqu’on la compare à la nonchalance verbale des rappers d’aujourd’hui, sans parler des WHHAAAAT de Lil Jon, que semblent découvrir aujourd’hui (après tout le monde) Les Inrocks et Libération.

C’est la première différence entre le rap d’alors, et le rap d’aujourd’hui : à l’époque, les Mcs bouillaient d’une véritable fureur de dire directement héritée de l’influence croisée des battles des années 1970 et de la logorrhée des héritiers de Clarence 13X. Car le rap n’était pas encore une industrie, la colonne vertébrale d’une économie associant vêtements, jeux vidéos, films, accessoires de bagnoles, etc. Il était juste… le rap ; et pour s’y faire une place, les Mcs n’avaient pas d’autre moyen que l’excellence. Ce qui fait que, réécoutés aujourd’hui, même des seconds rôles comme les Poor Righteous Teachers sont plus impressionnants de maîtrise que la plupart des rappers platinés du moment. Mais ça n’en fait pas pour autant des « maîtres » en prêchi-prêcha car, l’orthodoxie five-percenter étant en réalité plutôt souple, ils n’hésitaient pas à s’autoriser eux aussi quelques incursions profanes et dansantes, tel ce Butt naked réjouissant et frénétiquement funky. En cela bien typiques de leur époque -les derniers feux du Golden age sampladélique-, les sons de leur producteur Tony D sont évidemment pleins de breakbeats, le plus souvent directement extirpés du chaudron en fusion des années JBs, voire carrément recréés live (le Drummer & Dj Mix de Can I start this qui ouvre le disque), qui ne font que mettre davantage encore en exergue l’agilité vocale du trio (Holy intellect, Rock dis funky joint). Sauf lorsque le trio s’alanguit et se laisse aller à ses inclinaisons ragga (Rock my project, The Very first time, My sound) qui, comme la plupart des essais ragga / hip-hop de cette époque, ne convainquent pas vraiment. Tout juste sauvera-t-on les intonations traînantes de Name brand guns (Remix), qui évoquent vaguement le Mais qu’est-ce qu’on attend des NTM… C’est la deuxième différence entre le rap d’alors et le rap actuel : absolument dominantes en 1990, les syncopes des funky drummers ne sont plus qu’un lointain souvenir aujourd’hui, en ces temps de beats 100 % digitaux ou ralentis façon screwed & chopped. Le hip-hop de 2006 ne s’intéresse plus à James Brown, ni à tous ceux qu’il ainspiré à la suite du I know you got soul fondateur de Eric B & Rakim.

Mais n’est-ce pas, après tout, la marque d’une musique réellement vivante que d’être capable de se renouveler aussi souvent, et aussi radicalement ? Alors que le rock s’alourdit chaque année d’un peu plus de faiseurs nostalgiques et de rééditions toujours plus exhaustives, le rap poursuit lui sa progression aveugle, sans jamais se retourner sur son passé et ses héros déchus. La maigreur des notes de pochettes de cette compilation sans dates ni crédits n’est que l’illustration en creux de cet esprit résolument tourné vers le futur. Pour le hip-hop, le temps des coffrets aux livrets richement annotés, des livres illustrés pour tables basses et des documentaires de Martin Sorcese, bref, le temps de la respectabilité, n’est pas encore arrivé. Dénicher et réécouter ces 14 titres issus d’une époque révolue, mais ô combien créative de son histoire, n’en est que plus précieux.