La flûte a découvert la modernité au xxe siècle. Après l’étape initiatique de Debussy, les œuvres se bousculent. Berio, Boulez, Dutilleux, Jolivet, Messiaen, Poulenc, Prokofiev, Ravel, Varèse ont tous offert à la flûte une de leurs plus belles partitions. On remarque dans cet aréopage une large prédominance de noms français. Il faut sans doute y voir la marque de compositeurs conscients de leurs origines debussystes ; il existe en outre un lien historique profond entre cet instrument et ce pays. Depuis le XVIIIe siècle, les grands virtuoses sont français. Au XXe siècle, les compositeurs ont été attirés par la sonorité fragile et irréelle de cet instrument aux racines primitives. De plus, ils ont compris que la flûte était un instrument proche de la voix et du corps par le souffle, évocateur du lointain, mais proche aussi de la nature et des oiseaux par ses aigus « sifflés ». Toutes les œuvres réunies ici s’inscrivent dans l’un ou l’autre de ces cadres.

Dans Density 21.5, Edgar Varèse pose la pierre fondatrice du répertoire du xxème siècle ; à la recherche du « son bruit », il trouve dans la flûte un terrain d’expérimentation phénoménale. L’écriture virtuose et révolutionnaire de cette pièce, -qui fait référence à la densité du métal-, a ouvert l’espace musical de la flûte ; en exploitant des caractéristiques sonores inhabituelles, Varèse façonne en réalité un nouvel instrument. On ne peut pas attendre moins d’un visionnaire, trop négligé de nos jours. Est-ce un hasard aussi si son seul et unique disciple, André Jolivet, connaît lui aussi un purgatoire injuste ? Ses Cinq incantations, également pour flûte seule, correspondent aux possibilités dépaysantes du timbre de l’instrument. Evoquant aussi bien l’Orient que l’Afrique, cette œuvre possède une dimension rituelle qui fait d’elle le cœur de l’enregistrement. Véritable concentré de ce que peut réaliser un flûtiste, les Cinq incantations volent et résonnent dans nos oreilles comme les pépites d’un continent perdu. Après cela, la Sonatine d’Henri Dutilleux semble un peu traditionnelle. Pièce de commande, elle est représentative de la manière d’un compositeur encore en formation, mais déjà poète et mystérieux. A contrario, la Sonatine de Boulez claque, foudroie. Pièce maîtresse, elle brille encore aujourd’hui par son invention et sa rigueur d’écriture. Le Merle noir, de son maître Olivier Messiaen, est un gage de l’attachement du mystique aux chants d’oiseaux.

Philippe Bernold est actuellement, avec Emmanuel Pahud, la figure centrale de la flûte française. Digne successeur de Jean-Pierre Rampal et d’Alain Marion, Bernold possède un son à couper le… souffle. Aérien, volatile, Bernold déjoue toutes les difficultés techniques pour se placer dans les hautes sphères de la musique. Tour à tour secret et intime, il sait aussi laisser éclater sa joie, briser la ligne mélodique. L’articulation et le galbe magistral de son timbre donnent aux œuvres des reflets scintillants et clairs comme de l’eau de source. Enfin, la longueur de ses phrasés dans Varèse et Jolivet assure au discours une cohérence et une ampleur magiques et idéales. La participation d’Alexandre Tharaud, impeccable comme à son habitude, ajoute un surcroît de satisfaction à un enregistrement de toutes beautés.

Pierre Boulez : Sonatine pour flûte et piano (1946) ; Olivier Messiaen : Le Merle noir pour flûte et piano (1951) ; André Jolivet : Cinq incantations pour flûte seule (1936) ; Henri Dutilleux : Sonatine pour flûte et piano (1943) ; Edgar Varèse : Density 21.5 pour flûte seule (1936).
Philippe Bernold (flûte) ; Alexandre Tharaud (piano). Enregistré en janvier 2000 à l’IRCAM à Paris.