Oxmo est déçu. Profondément déçu. Et si le Black Mafioso n’a jamais été tendre avec son monde, surtout pas avec ses pairs et encore moins avec sa personne, il a cherché sur cet album à élargir son propos, collant des mots et des jeux de mots sur l’enfance et ses désillusions (Le Laid), sur l’ailleurs et sur la mort, et sur l’individualisme contemporain qui n’épargne personne (« Tirer la couverture sur soi/quand il n’y a ni froid ni sommeil »). Sans focaliser exclusivement le propos sur son expérience personnelle, il écorche son monde avec le vocabulaire peaufiné qu’on lui connaît, confirmant du même coup sa capacité à flamber les modes pour imposer un style à part, un phrasé lent, limpide et lourd qui remplit chaque temps de la mesure, à cent lieues de l’emphase décousue qui hante la scène hip-hop française.

Oxmo Puccino délivre ses réflexions sans aucune fioriture, il se met à nu et épanche ici le tréfonds de son âme, passant sa vie entière au crible de son flow placide. Et, comme pour exorciser définitivement une jeunesse sur laquelle il porte un regard désenchanté (Souvenirs), il libère ses réflexions les plus intimes, entre amour, regrets et remords, contrairement à nombre de rappeurs qui se gardent bien de ce type d’incursions dans des domaines qui risqueraient d’écailler leur virilité. Ces émotions que le commun des rappeurs peine à évoquer, ces passions que l’on enferme parce qu’elles nous gênent et nous révèlent aux autres, perlent à travers les mots d’Oxmo avec une sincérité saisissante. Ainsi, lorsqu’il évoque l’amour, point de roses ni de tendresse, mais une sombre ironie qui traduit ces non-dits et croque avec sagacité le fossé qui sépare les aspirations amoureuses de ses compères de leurs attitudes : « On rêve de marier les belles dames/Mais en attendant on n’cherche que des belles femmes/…/J’voudrais marier une belle dame/Pas d’zouk ni d’ragga/Seulement un tango/Avec une belle dame ».

Peaufinant son style par une pléthore de jeux sur les sonorités, poussant à l’extrême l’entrelacement des mots, les rejets, les rimes embrassées, internes ou croisées, il parvient à faire surgir au détour de ses idées, des doubles sens qui emmêlent les émotions comme le flot de la vie (Balance la ‘sosse). Les mots d’Oxmo dessinent les contours d’une vie, ses circonlocutions et ses tergiversations, ses erreurs, ses secrets et ses regrets, ses « mains tendues avec les doigts fermés », bombardant nos âmes d’impressions visuelles autant que sonores (… »me r’trouver seul/Dans un linceul/Esseulé, silencieux »).

Au niveau du son, il pioche essentiellement dans la musique classique, comme pour appuyer la mélancolie de son discours (Mine de cristal, Demain peut-être). Auteur de cinq titres sur cet album, il a laissé de côté les phases bondissantes au profit de samples mélodieux agencés avec une indicible noirceur, ciselés çà et là de quelques scratches en forme de références culturelles (on entend résonner la voix du Rat Luciano -Fonky Family- sur Ghetto du monde : Une Vie d’crève, mais on l’aime…). Le reste de la production est dévolu aux deux piliers du son Time Bomb, DJ Sek et DJ Mars, qui font montre ici d’un conformisme certain, dressant un patchwork plutôt fade de sonorités inégales, juxtaposant trois samples par morceaux sans qu’aucun soin ne soit apporté aux harmonies et à la musicalité du tout. On reste un peu sur notre faim devant ces beats qui manquent de profondeur, ces grosses caisses qui se résument à des « tac » en lieu et place de « boooom » lourds et profonds.

Mais Oxmo ne fait pas dans la musique de bal et les ronds de jambes, il est un rappeur à textes avant tout. Un rappeur dont le discours abrupt fait office de trouble-fête au milieu des palais dorés du hip-hop français. Epaulé dans l’affaire par quelques pointures comme Diesel et Dadou de KDD, Dany Dan (ex-Sages Poètes de la Rue), Les Intouchables ou S-Kiv, la justesse et la sincérité de la vision qu’il distille le classent définitivement à part. Si le hip-hop est un cri, Oxmo en est le haut-parleur, authentique et vrai. Réaliste sans en faire trop, L’Amour est mort nous jette à la face cet individualisme malsain qui nous englue et ne nous laisse entrevoir le monde qu’à travers notre prisme (« Le discours sur les SDF ne touche plus/Personne ne se sent visé/Enfermons-nous dans des coquilles/Envoyons-nous des e-mails à travers nos décibels »). Conclusion : l’amour est mort. Dans le hip-hop. Et tout autour. On n’a plus qu’à le rêver.