Fever, Crime and Punishment / I’m Your Man… Quatre ans après The Boatman’s call, voici le printemps du onzième album du King Ink Nick Cave, la seule étoile, la seule vraie icône tragique et fascinante du rock’n’roll, pour qui n’a pas vu le jour à l’aube des années 60. Nomade australien, de Berlin à San Paolo, Nick Cave s’en est tenu à son chemin de traverse, boueux, sanglant, douloureux et mystique. Un chemin, une ornière obsessionnelle, fait de deux accords, de rage, de mots pointus et rouillés qui lentement tournent dans votre coeur, d’une voix de crooner adolescent au bord des pleurs, au petit matin, les yeux bouffis, à deux doigts de l’overdose. Son oeuvre monolithe nous grise de bijoux d’un blues pur et sale, mystique et pécheur, où la violence et l’amertume se jouent de la candeur, de la fragilité de Nick Cave.

Le long de la route, le roi maudit a recruté sa famille, de tristes sires triés sur le volet, une lugubre élite de génies des souterrains, qui lui sont restés dévoués, malgré leurs propres travaux, souvent passionnants : Mick Harvey (Crime & The City Solution), Blixa Bargeld (Einstürzende Neubauten) les premiers fidèles à la guitare, puis Thomas Wydler (Die Haut) pour le rythme et plus récemment Warren Ellis (Dirty Three) au violon. Chaque album de cette sinistre bande se fait attendre, mais depuis l’édition en 1990 de And the ass saw the angel / Et l’âne vit l’ange, sordide épopée dostoïevskienne, roman écorché et captivant, on ne s’impatiente pas, on laisse le temps à notre écrivain du rock’n’roll de se recueillir, de s’isoler, de vivre et de souffrir, avant de puiser dans son sang les mots qu’il nous offre.

Et c’est donc maintenant que sort No more shall we part, dernier testament en date de Nick Cave & The Bad Seeds. Au fil de l’écoute, et face à une durée moyenne de 6mn par titre, on abandonne l’idée de facilité, l’espoir de trouver les tubes immédiats qui fourmillaient dans The Boatman’s call. On s’en tient alors au petit livret de paroles pour guide. En lisant, tout s’éclaire et nos oreilles s’accrochent à l’échelle qu’on leur tend pour apprécier la sève des chansons de No more shall we part. Ce qui s’esquissait avec The Boatman’s call se confirme : Murder ballads annonçait une rupture avec la tradition criminelle dans les textes de Cave. Après l’album de rupture avec PJ Harvey, on retrouve ce mélange étrange de ferveur mystique et de dévotion amoureuse, qui avait pris la place des cadavres mutilés, des assassinats à répétition et des humiliations macabres auxquelles nous étions habitués. Et comme auparavant, un doute subsiste sur le degré de son attachement à la religion, aux mythes chrétiens, à cause de cette petite touche d’ironie sur le premier titre, As I sat sadly by her side (« And God does not care for your benevolence/Anymore than he cares for the lack of it in others / Nor does he care for you to sit / At windows in judgement of the world He created / While sorrows pile up around you / Ugly, useless and over-inflated ») Ironie carrément affichée dans God is in the house : « Homos roaming the streets in packs / Queer bashers with tyre-jacks / Lesbian counter-attacks / That stuff is for the big cities / Our town is very pretty / We have a pretty little square / We have a woman for a mayor / Our policy is firm but fair / Now that God is in the house ». La petite question subsiste : la foi de Nick Cave ne serait-elle pas une pure passion du Texte, de ces personnages aux amours troubles, aux destins tragiques, aux sentiments violents ? Une fois encore, on ne peut s’empêcher de penser à Dostoïevski , après la révélation mystique de L’Idiot, ces personnages fiévreux, délirants, amoureux malheureux, appelant le Sauveur à la rescousse, errant dans les rues dans un état second. Ainsi Hallelujah nous présente l’escapade désespérée, sous la pluie en pyjama, d’un homme dont la nurse est le seul espoir, ponctuée de louanges ferventes. « Oh my Lord » est le premier vrai cri paranoïde de l’album et se finit en beauté : « Seigneur, en quoi t’ai-je offensé ? Prends-moi dans tes tendres bras… ».

Plus encore que précédemment, le texte semble prendre le pas sur la musique, et pourrait presque nous empêcher d’entendre les merveilleuses mélodies que ce fils caché d’Elvis Presley nous livre d’une voix rajeunie, plus aiguë. On pourrait quasiment passer à côté de la petite révolution dans l’univers des Bad Seeds, qui pour la première fois (si on excepte les duos de Murder ballads), accepte des intrusions de choeurs féminins, comme dans le splendide final de Hallelujah. Ce sont les soeurs McGarrigle, qui sont même comptées au nombre des mauvaises graines. Peut-être Nick Cave nous dévoile-t-il ici un peu plus le culte qu’il voue au Lady’s Man-Leonard Cohen, à ses longues complaintes entonnées avec insouciance par des jeunes femmes rieuses (voir Gates to the garden). On pourrait presqu aussi oublier de prêter attention aux délicates interventions de Blixa Bargeld, si discrètes et pourtant décisives, ces petits frottements de cordes (15 feet of pure white snow), ou ces envolées bruitistes qu’on attendra jusqu’à The Sorrowful wife. Il est vrai que Blixa se fait tout petit mais essentiel, et laisse un peu sa place de soliste dérailleur à Warren Ellis, le violoniste protégé de Cave, encore une fois ici à la hauteur de ses Dirty Three (Oh my Lord , Sweet heart come). On pourrait éventuellement omettre enfin de se réjouir que la célèbre section rythmique Wydler-Casey se permette, en alternance avec des morceaux doux qui avaient pris le pas dans The Boatman’s call, des colères de rock’n’roll brut, comme la fin de The Sorrowful wife qui nous ramène même un peu avant The Good son.

L’attente aura donc été longue, mais un petit effort supplémentaire suffit à ranger No more shall we part, avec la voix et les thèmes de piano type L’Exorciste ou Candyman du sombre Nick Cave aux côtés de nos précieuses reliques du rock’n’roll. Celles que l’on fera écouter un jour à notre descendance…