Considéré par beaucoup d’activistes de la musique contemporaine comme un concept qui veut que la musique populaire ne soit rien que mythe, The Residents est une entité à géométrie transitoire. Les Residents se sont fait connaître en 1974, lors de la sortie de Meet the Residents, un album réputé et boursouflé de pastiches qui déforment avec talent le Meet the Beatles du quatuor de Liverpool. Leur musique est impossible à résumer, à cataloguer, à ranger… Elle est faite de bruits, d’humeurs intemporelles, de mélodies lointaines et proches à la fois, foison de cerveaux embrumés. Elle désarme souvent l’auditoire, à coup de mouvements surréalistes et de sautillements jubilatoires. En témoignent leurs albums Eskimo, The Third reich’n roll ou encore The Commercial album, autant d’opus qui résonnent encore aujourd’hui comme de superbes virées extatiques.

Narcophony est un projet ambitieux, culotté, entrepris par deux laborantins qu’on pourrait qualifier d’artistes nano-exploreurs, d’instrumentistes déviants. Narcophony tente de cartographier l’univers entortillé de The Residents, palpant çà et là des fractures sonores vivantes… D’un côté du ring, Eric Aldéa continue son parcours intemporel, après avoir traversé les années 90 dans l’activisme de deux formations déroutantes : Deity Guns et Bästard. Ce mutant a survécu aux imbroglios du milieu underground français avec vivacité, passant notamment des déflagrations post-rock à l’implosion électronique, un peu à la manière de Sister Iodine devenu Discom, à quelques détails prés… Quant à Ivan Chiossone, il s’est dernièrement fait remarquer via les effluves de son groupe Les Membres, un partage mélodieux de musiques electro-acoustiques et de jazz sabré. Avec son compère Pierre Citron, ces membres amis ont déjà livré plusieurs lives sagaces, notamment lors d’un certain Festival titré Art & Terrorisme.

La rencontre Aldea / Chiossone accouche d’un disque qui respire et aspire le monument de la pop curieuse et hypnotique que sont les Residents. Sur une galette de 13 titres, le duo souffle des grilles musicales spectrales, explorant les instruments avec minutie et confusion organisée (In between dreams où comment redonner envie de se (re)plonger dans le Commercial album des quatre bonhommes-yeux …). Ce qui fascine dans cet opus à ondulations décomplexées, ce sont les saveurs electro-acoustiques déversées avec fougue et minutie, les petites ballades terrifiantes qui ramènent parfois le tympan au début du siècle dernier, aux fameuses Ondes Martenot (utilisées ici sur plusieurs plages), aux oeuvres d’Edgar Varèse et de Pierre Schaeffer (saupoudrées de MDMA…). Accompagné d’une troupe de musiciens altruistes (Pierre Citron, Christine Ott, Hasming Fau, Francois Cuilleron…), Narcophony résonne comme un orchestre délassé et anxieux à la fois (la sublime ballade de Whatever happens to vileness fats…), béat et palpitant (The Act of being polite et ses étranges sursauts d’ondes et de souffles dadaïstes). Et même si quelques passages de Plays the Residents se rapprochent un peu trop de l’oeuvre originelle des quatre yeux (les puristes n’auront aucun mal à reconnaître les ambiances du Commercial album), le projet Narcophony réussit à franchir le pas du clonage, pour hisser la barre vers des cieux musicaux assez écartelés pour séduire. En témoigne l’hommage à Hank Williams planté au beau milieu de l’album (Jambalaya – On the Bayou), qui confère a cet album sa cerise sucrée-salée, comme autant de nuages décolorés dans un ciel cramoisi. S’il existe un truc au monde dont il faut sacrément se méfier, c’est le mouvement perpétuel. Il faut toujours s’occuper avec méfiance du mouvement perpétuel. Et rien qu’avec le titre Jambalaya, le combo Narcophony réussit à plonger l’esprit dans le voyage, le détournement, l’extase… Un superbe hommage.