Quel groupe indépendant aujourd’hui pourrait se permettre de sortir un album autoproduit la nuit du premier samedi de février, sans faire aucune promotion, et déchaîner comme une cascade de dominos toute la blogosphère ? Aucun, sinon un groupe d’hier, mais qui ne serait pas allé au bout de son histoire. A ce petit jeu-là, My Bloody Valentine est une des rares formations à pouvoir faire acte de candidature. Et il faut croire qu’ils s’en tirent bien, si l’on en croit les chiffres de vente délirants que brandissent les fans au sujet de m b v : 30 000 albums vendus, dont 15 000 vinyles en 24 heures à peine (source : le manager).

 

Mais plus que les chiffres, c’est le nombre de gloses qui fleurissent sur le Web qui laisse pantois : tout le monde y va de son commentaire, de son appréciation, de sa note ; tout le monde se doit de donner son avis sur ce disque annoncé depuis 22 ans, auquel aucun d’entre nous ne croyait plus mais qu’on fantasmait tous comme un monolithe kubrickien musical qui remettrait la pop à zéro, limite que Loveless (1991) avait déjà approché dangereusement.

 

Les attentes étaient à la hauteur du niveau atteint par Loveless : tous plafonds crevés, le désormais avant-dernier album de My Bloody Valentine a fait entrer la pop dans une région de pure incandescence, à la fois soupe primitive sonique et magma d’effets en fusion, dont ne parvenait aux oreilles de l’auditeur qu’un distillat d’apparence cristalline. La bande de Shields et Butcher tenait la gageure de réunir les deux extrêmes : pureté du bruit d’un côté, découpé dans l’approche matérialiste la plus brute, raffinement évanescent du songwriting et des harmonies de l’autre, ciselés avec une grâce telle qu’ils ont incarné l’époque jusqu’à aujourd’hui.

 

Evidemment, dans ce contexte, évaluer ce nouvel album de MBV relève de la tâche impossible et n’a même pas grand sens. Comment juger ce disque qui n’est rien moins que le plus attendu des vingt dernières années, et qui l’a été toujours un peu plus année après année ? Comment tenir une parole juste sur cet enregistrement dont on pensait qu’il ne verrait plus le jour, qu’il ne pouvait pas voir le jour ? Lorsqu’on met d’un côté de la balance le poids de nos attentes et de toutes nos rêveries au sujet de ce disque, et de l’autre le poids réel qu’il exerce sur nos sens, impossible de relever une mesure juste.

 

Difficile, lorsqu’on écoute m b v, d’oublier l’histoire du groupe. A la manière d’un Icare qui se serait brûlé les ailes à la matière même du son, Kevin Shields nous est apparu avec les années comme un musicien qui payait par son impuissance le prix de son périple inouï au cœur du bruit. S’il n’est pas resté inactif (Accelerator pour Primal Scream, The Coral Sea avec Patti Smith, un remix d’Autumn Sweater pour Yo La Tengo…), Kevin Shields ne parvenait pas à réitérer ce qu’il avait accompli avec Loveless, ou plutôt : il ne parvenait pas à accomplir un nouveau pas de géant, aussi grand que celui de Loveless. Ecouter m b v, c’est forcément chercher le même frisson d’inconnu que procurait Loveless en son temps, et cette sensation d’un disque pile en phase avec son époque, réunissant le bruit le plus furibard avec les rythmiques de la house triomphante (le chef-d’œuvre terminal Soon).

 

 

De ce point de vue, le verdict est facile à donner : m b v déçoit et ne peut que décevoir. Il ne peut pas réitérer, en un week-end d’existence, tout ce que Loveless a accompli et provoqué en 22 ans chez les musiciens les plus divers, il ne peut pas peser du même poids. Et quand on se demande si les kids sont excités par cette sortie inattendue, on doit bien reconnaître qu’à part ceux qui ont découvert Shields avec Sofia Coppola, il n’y a que nous, qui avions entre 10 et 30 ans en 1991, « les vieux » en quelque sorte, pour nous exciter sur ce nouvel album de MBV. Il faut avoir passé 20 ans à l’attendre pour se sentir concerné.

 

Il serait un peu facile, pour le comprendre, de recourir aux clichés d’usage, laudatifs comme péjoratifs : « m b v reprend les choses là où Loveless les a laissées » ou encore « m b v n’apporte rien que Lovelessn’ait déjà apporté ». La réalité est plus ambiguë, et comme Joseph Ghosn l’a très bien dit sur son blog, m b v semble fait à la fois de « réminiscences » et d’esquisses en vue de « nouvelles pistes soniques ». Mais la question se résume-t-elle vraiment, comme il le dit, à la qualité des chansons ? Au-delà de ces dernières, Loveless était la rencontre d’une percée dans les tout derniers retranchements du son et d’une esthétique dance propre à l’époque. Pour sa part, m b v est une collection de neuf chansons taillées dans la même matière sonore que celle fabriquée avec Loveless. Neuf chansons qui tiennent très bien la route pour la plupart (Only Tomorrow, Is This and Yes, Nothing Is), dont le son est toujours aussi dense, plein de détails sonores enchanteurs (les orgues d’Is This and Yes, les feedbacks dingues de Wonder 2), mais qui ne portent plus avec elles la sensation de l’histoire en train de se former, se déformer et se construire, ni la folie de la manipulation sonore qui a permis à Shields d’accoucher de Loveless.

 

Alors, verdict ? m b v est un bon disque, qui ne vaut ni les anathèmes des déçus, ni les dithyrambes des zélateurs et qui, sans surprendre ni inventer de nouvelles sonorités, remplit au moins deux fonctions : donner une forme sonore à l’objet de nos folles spéculations, et solder définitivement notre attente en prouvant l’impossibilité d’un deuxième miracle. Apaisés de ne plus avoir à rien attendre vraiment de My Bloody Valentine, et un peu tristes et nostalgiques à la fois, forcément, on peut enfin s’occuper d’autre chose. En admettant quand même que le fait qu’un groupe puisse tourner une page d’histoire de cette manière finalement assez radicale et désinvolte à la fois, ce n’est pas rien.