Les éditions Tristram rééditent ce chef-d’œuvre épuisé de J.G. Ballard, dans une nouvelle collection semi-poche (« Souple », inaugurée en toute logique par l’indispensable Tristram Shandy de Laurence Sterne) : dix nouvelles dont, en vérité, neuf étaient déjà parues dans l’intégrale des nouvelles (trois tomes, même éditeur), qui racontent la « banlieue exotique de l’esprit » de l’auteur. Vermilion Sands est une station balnéaire en plein désert, à une époque de loisirs illimités : délestés de la charge d’avoir à travailler, ses habitants y mènent une existence riche et désœuvrée, sujets à la « lassitude balnéaire », ce « malaise chronique qui exile ses victimes dans un trouble nirvâna de bains de soleil interminables, de lunettes noires et d’après-midi sur les terrasses ». Confrontés à la nécessité de se distraire, ils s’adonnent à des activités poético-ludiques, comme construire des labyrinthes insolubles, élever des fleurs chantantes, sculpter les nuages, ou chasser les raies volantes. Bref, ils habitent une réalité qui a depuis longtemps basculé dans l’imaginaire.

 

Ce recueil est central dans l’œuvre de Ballard : de 1955 à 1970, il n’a cessé de prendre pour décor cette plage ultime, société de loisirs définitive où l’humanité entière semble s’être mise en pause. Ces vacances universelles que l’auteur prévoyait (et qu’il souhaitait ardemment) consacraient le milieu banlieusard qu’il ne cessera de scruter par la suite (Millenium People). Convaincu comme tant d’autres que la SF devait parler de son temps, Ballard voulait explorer ces nouveaux paysages plus étrangers qu’une exoplanète : « une nouvelle grammaire d’idées restait à inventer pour décrire la fin du vingtième siècle (…) Je voulais découvrir le rapport entre certains sentiments et les paysages sophistiqués – à la fois intérieurs et extérieurs – qu’allait fournir le dernier tiers du siècle. » (« Avant-propos »). Loin d’être une dystopie, Vermilion Sands est une rêverie ou un fantasme, formulés à voix haute par l’auteur. C’est un éloge du décentrement, du temps ralenti, d’une inaction envoûtante pour laquelle « le travail est l’ultime distraction, et la distraction le travail ultime ».

 

Toutes les nouvelles présentent la même structure : un narrateur masculin se souvient d’une femme fatale apparue au milieu d’un océan de soleil et d’ennui ; ses souvenirs brumeux font alors défiler les fantômes du passé, sculptant comme dans un nuage le portrait d’une déesse au regard de folle, riche héritière ou enfant protégée, perdue dans le rêve éveillé du désœuvrement et du fantasme à portée de main. Le fantastique s’invite alors discrètement, rompant la stase du temps pour faire surgir le danger, celui d’un paysage que rien ne distingue de celui des songes, où des places vides et nostalgiques à la De Chirico accueillent des dispositifs à la Dalí. Les données sensibles se confondent alors dans une logique onirique, le minéral réagit aux humeurs de l’organique, les fleurs ont des voix, et les murs des oreilles. Bioplastiques et biotextiles donnent à la matière une mémoire, donc une histoire, et une maison peut faire revivre à ses habitants un événement traumatique, un vêtement étouffer son porteur, une statue chanter une chanson d’autrefois. C’est beau comme un désert américain, répétitif comme un été à la Baule, et on ne sait toujours guère quoi penser, quarante ans après  la parution de Vermilion Sands, de cet univers anxiogène où la fin du monde a la forme faussement rassurante d’une plage infinie. La force des grands livres.