« Les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés », dit-on. Mais en réalité ce sont les bluesmen qui sont les plus mal chaussés, même s’ils sont au coeur de tout ce qui est arrivé à la musique occidentale depuis quelques 80 ans. L’industrie du disque leur a volé leurs pompes, a brûlé leur musique et accidenté leurs riffs. Elle les a refilé à Jimmy Page qui en a fait des millions de dollars sous prétexte que sa guitare est électrifiée. Les choses se sont figées et au fond, c’est très bien comme ça. Ca fait du pittoresque à bon marché, des mythes cheap pour l’Occident, de belles histoires à base de musiciens en guenilles. Et les occidentaux, qu’ils soient sociologues américains ou amateurs anglais des musiques noires aiment à voir des noirs dépenaillés trimballer leur guitare sur des chemins de terre sèche brûlés par le soleil. Ils aiment voir le soir tomber sur des carrefours maudits ou de pauvres hères vendent leur âme au diable contre quelques accords. Mais en réalité les bluesmen emmerdent ces gens-là. Ces amoureux d’images d’Epinal, admirateurs de tam-tam qui n’ont que peu à dire sinon que cette misère noire n’enlève pas le sourire à ces troubadours pétés par le soleil qui, ayant le rythme dans la peau, ne pouvaient qu’inventer le blues. Il est heureux, cependant, que l’histoire ait vu converger vers le Delta et ses environs quelques archivistes passionnés qui ont préféré la musique à l’aquarelle, le son à la peinture.

Alan Lomax est de ceux-là, qui enregistrait les musiciens du Sud des Etats-Unis entre les années 30 et 40, archivant l’histoire orale et musicale de ces régions pour la bibliothèque du Congrès. On doit à cet homme-là les premiers enregistrements de Woodie Guthrie, Leadbelly, Josh white ou Pete Seeger et la fumeuse théorie dite des cantometrics, soit une approche liant structure sociale et expression musicale. Plus proches de nous, Tim et Denise Duffy, un couple implanté à Hillsborough (NC), entreprennent depuis 1993 un travail d’archivage en un sens similaire, sans doute moins systématique, moins « scientifique » et plus proche de ces hommes qui ont inventé la musique -du XXe siècle. Les fonds récoltés par leur Music Maker Foundation servent à aujourd’hui réparer ce que l’histoire a brisé, ces injustices notoires mais qui émeuvent peu, ces heures qu’un million de bluesmen, à l’instar de Gus Cannon dont nous parlions récemment, ont passé dans les carrières de souffre à faire sauter de la dynamite à s’en arracher les poumons, les royalties que les labels n’ont jamais versées et toute l’iniquité d’une industrie face à des musiciens qu’on aimait jusqu’il y a peu « analphabètes et avec un fort accent » (La Rumeur). Même si on ne répare pas une vie brisée, le projet est brillant et Music Maker Foundation a déjà publié en une dizaine d’années une solide cinquantaine de CD, permettant à de nombreux bluesmen de récupérer un peu les dollars que Cream a engrangés en leur piquant des plans. Car quoiqu’en pense Page, le blues n’a pas été inventé sur une guitare électrique. Il n’est pas non plus là pour faire joli. Il est là parce que l’histoire l’a décidé, que l’Amérique a été suffisamment ignoble pour faire pousser ces roses noires dans les champs de coton. Le blues qui est joué ici est motivé par le besoin, par la nécessité plus que par l’envie de faire des disques. Les bluesmen recensés ici, pour la plupart, ne sont pas des stars du disque. Tout au plus ont-ils gravé quelques cires aujourd’hui disparues et leur guitare ne grinçait qu’une fois le travail des champs, de l’usine ou de la maison terminé.

– « Do you consider yourself a musician ?
– No… », répond Preston Fulp, originaire de Caroline, dans le court interlude qui introduit I shall not be moved.

Cette nouvelle compilation est propulsée dans les bacs par l’excellent label français Dixiefrog, officine normande à l’aura internationale qui fête cette année ses vingt ans d’existence. Label de country définitivement tourné vers le blues depuis le début des années 90, Dixiefrog compte aujourd’hui à son catalogue rien moins que Beverly Jo Scott, Poppa Chubby ou encore le Rolling Stone Bill Wyman. Et poursuit son œuvre, encore, à travers ces trente-huit titres sur lesquels se croisent mille bluesmen, des soldats inconnus comme John Dee Holeman, Preston Fulp aux légendes Etta Baker, Jarry Mc Cain ou Jack Owens, dressant au fil des titres un solide panorama des styles issus de la ceinture du coton et alentours. Pour la plupart, ces musiciens ne sont pas issus du Delta, d’ailleurs, mais d’une région moins connue, le Piedmont, région du sud coincée entre les Appalaches et l’océan Atlantique (Caroline, Georgie, Virginie). Pur produit de l’histoire américaine, le blues du Piedmont, un des rares à être joué par des noirs autant que par des blancs, s’y est développé depuis les années 30 le long des routes et des voies ferrées qui relient le Sud au Nord Est du pays. L’austère chaîne des Appalaches gênant la progression vers l’Ouest, de nombreux migrants sont venus grossir les centres urbains d’Atlanta ou Greenville. De cette région ou la concentration des noirs était moins importante que dans le Delta, le blues a conservé des influences européennes plus présentes qu’ailleurs, mélange inédit de folklore et de ségrégation raciale. L’ethnomusicologie parle du « stigmate irlandais », mais c’est surtout un jeu de guitare qui a digéré les ragtime des pianistes et le réinterprète main droite-main gauche, claquant la basse avec le pouce dans un mouvement baptisé fingerpicking. Si tous les artistes recensés ici ne s’illustrent pas dans ce style pur, la guitare rag est omniprésente chez Cootie Stark ou chez Guitar Gabriel, ancien compagnon de route de Blind Boy Fuller. Moins rêche, moins aride que le blues du Mississipi, souvent accompagné de piano, ce style dévoile surtout une étonnante virtuosité guitaristique sensible sur le blues lent de Frank Edwards tringlé par un harmonica vacillant ou chez le maître Jack « Mr Jack » Owens, fermier superfolk du Mississippi dont le Keep on grumblin’ referme délicatement le premier de ces deux CD. La technique de tueur de Sol, dont l’hypnotique Black Mattie est un des plus grands moments de ce disque -nonobstant quelques méchants solos en overdub-, étend le spectre de cette sélection d’ou perlent influences et écoles variées, ragtime vivifiant ou blues régulier.

Beaucoup de ces artistes sont décédés durant ces dernière années et il est heureux que, par pure passion, des gens comme Tim et Denise Duffy et le label Dixiefrog propulsent contre vents et marées ces morceaux d’histoire dans les bacs. Sans complaisance morbide ni marketing flamboyant quelques-unes des clés de la musique moderne sont ici délivrées, assorties de commentaires et d’anecdotes que l’histoire de la musique avait oublié. Derrière le boogie enlevé qui filtre de l’harmonica de Neal Pattman, mille destins se croisent un instant dans le petit studio d’Hillsborough avant de poursuivre leur route. Mais sans disparaître cette fois.