D’abord, il y a ce nom, « Musette », venu d’un passé lointain (la musette est un instrument à vent médiéval, le plus petit de la famille des hautbois) et des petits bals perdus (les bals populaires où l’on dansait la java ou le tango au son de l’accordéon, avant l’arrivée du rock’n’roll et la première gentrification des quartiers populaires de Paris au milieu des années 1960). Mais quelle est la muse de cette désuète petite musique muséifiée ? Que contient donc ce sac (musette) ? Le sac (pillage) du passé, bien sûr. Mais un sac attendri, délicat, respectueux, nostalgique. Le point de départ du projet du Suédois Joel Danell est une collection de cassettes et de bandes magnétiques des années 1950 et 1960, héritées de ses parents. Pendant trois ans, le musicien a enregistré sur ces bandes, ajoutant à leur souffle originel (exotica légèrement saturée, musiquette de films vaguement muets, valses doucement oniriques, cordes empoussiérées, claviers désintégrés, vibraphones aquatiques, boîtes à musique granuleuses, fêtes foraines spiralées) des couches de nouveaux sons et de nouveaux instruments (trompettes, guitares, basses, flûtes, synthés, rythmiques), arrangeant et harmonisant le passé, le grattant, le rayant, le triturant, recouvrant ces ondes lointaines de nouvelles mélodies, créant un palimpseste instrumental harmonieux, la superposition aurale dune mémoire, trouble, fantomatique, et d’un présent juste milieu, équilibriste, funambule, un peu somnambule.

On se rappelle de Benjamin sur Paul Klee : « Il existe un tableau qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble être sur le point de séloigner de ce sur quoi son regard est fixé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Cest ainsi qu’on se représente lange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Là où nous voyons une succession d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds (…) » (Sur le concept dhistoire, 1940). Ensuite, il y a cette pochette, sur laquelle Joel Danell, en costume bleuté hors dâge, a les yeux écarquillés et lumineux, reflétant la lueur (primordiale ?) que diffuse encore le passé (englouti) tout en tournant le dos à une nuit exotique et étoilée, une éternité dans laquelle tous les temps coexistent (le paradis ?). Cette bulle temporelle est douce comme du velours (Drape me in velvet, c’est le titre), et les petites ritournelles bouclées de piano sont moins nostalgiques dun temps à jamais perdu (une Atlantide, un Village Vert), comme celles que jouait The Caretaker récemment sur son magnifique mais terriblement pessimiste Patience (after Sebald)) que point de passage, de jonction, entre la lumière du passé (la matière, le murmure du passé), et un futur nocturne, mais plein d’étoiles.

Ici, le souffle de la bande n’est pas un essoufflement du passé, ce ne sont pas les ruines qui recouvrent le présent. Joel Danell a la belle ambition angélique et messianique de vouloir sauver un certain passé de l’oubli (musak de pacotille, musique familiale dameublement, vieux papier-peint jauni), avec légèreté, douceur, gaieté. C’est moins la « mort par nostalgie » (Zappa) ou la « rétromania » (Simon Reynolds) que la joyeuse revitalisation du passé qui est jouée ici, en un accord parfait. C’est toute la beauté de ce disque éminemment d’aujourdhui.