Depuis un peu moins de dix ans, Digitalis Industries, le label que fait tourner l’enthousiaste Brad Rose, consacre son énergie à débusquer des formes de musiques électroniques non conventionnelles, avec une nette prédilection pour les aplats, les épaisseurs multiples et la grande tapisserie électro-acoustique. Fort d’une revue online où l’on devise allégrement d’ambient, de métal, de drone et de free jazz, d’un flair à toute épreuve et de quelques coups d’éclats bienvenus (des sorties de Scott Tuma, Steve Gunn, Evan Caminiti), le label a fini par se tailler une grosse réputation, au point d’être porté tout seul par sa propre hype et d’avancer tranquillement en roue libre depuis une petite année. Equilibre délicat : Digitalis accompagne l’époque tout en se gardant d’être trop datable, un pied en 1970, un autre en 2011 et la tête tournée à l’horizon de la décennie qui s’ouvre. Clé du succès ? Probable. Un grand écart qui s’accorde parfaitement, en tous cas, à la musique qu’un jeune Chicagoan d’aujourd’hui peut produire quand il a un pied en Occident et un hémisphère cérébral en Orient ou à celle d’une jeune femme quand elle se rêve en analogue wizard hippie.

Lorsqu’il évolue sous le moniker Mind Over Mirrors, Jaime Fennelly (entendu chez Acid Birds, Peeesseye et Manpack Variant) utilise pour source sonore un harmonium indien. Il y ajoute parfois du piano, parfois des cloches. Dans The Voice rolling, son premier LP , l’harmonium fonctionne comme un opérateur pour reprendre à nouveaux frais la question de la note sans fin et sortir de ses découpages balisés, plutôt que de la plier définitivement pour la balancer aux poubelles du présent. L’électronique, les pédales d’effet de Jaime, son écho à bande et son harmoniseur lui permettent de forcer en douceur la porte du traficotage microtonal des râga de la musique carnatique, auxquels le clavier et le système harmonique de l’harmonium n’ont pas accès. Avec sa technologie rudimentaire du vingtième siècle, le bonhomme se réapproprie ce noyau primitif qu’est le râga (fantasmé ou pas, peu importe) pour proposer une sorte de techno étrange, à la fois granuleuse et complètement synthétique, organique et électronique en même temps, distordue, pleine d’harmoniques et étrangement régulière. Une forme de musique, on peut bien le dire, à peu près complètement inédite dans le champ très balisé du drone.

Fennelly fait de son outil le plus bel usage qui soit. Il en exploite au premier chef la puissance purement mécanique, son système de pistons qui fournit ces boucles pneumatiques, à l’intérieur desquelles l’air ne cesse de pulser physiquement comme une systole obsédante. Vrai challenge, donc : utiliser cet objet qui fournit une matière sonore pas tout à fait maitrisable, une rythmique un peu bancale et totalement empirique, sans précision ni régularité, une sorte de corps sonore et respiratoire épais, encombrant, à manier et à tailler. Jamais l’harmonium ne se réduit à un simple signal filtré par un processus : il est toujours cette présence massive, inconfortable, avec laquelle il faut se confronter pour pouvoir en extraire quelque chose. Et dans ses meilleurs moments, quand le rapport entre le musicien, l’objet et le dispositif de pédales fonctionne à plein, The Voice rolling fait penser à un Behemoth électro-acoustique lâché dans des régions aurales vierges pour mieux les écrabouiller. Ironie du sort, cette impression de marche écrasante que dégage la musique de Fennelly n’est due à aucun kick, aucun accent, aucun marquage de pas : complètement apercussive, cette musique n’en reste pas moins une expérience de musique rythmique proprement assourdissante.

A côté de cette vraie bonne tarte débarquée sans crier gare, Luminaries & synastry, le deuxième album de Motion Sickness Of Time Travel (Rachel Evans) fait presque figure de disque orthodoxe, malgré le concert de louanges absolument unanimes qui s’abat sur elle de partout à la fois. Plus classique, c’est certain. Moins extrême également et probablement aussi moins écrasant ou moins effrayant quand il s’agit de pure puissance sonore ou de pression acoustique.

Rachel fait les choses en demi-teinte et se réapproprie un héritage à l’esprit nettement folk avec, grosso modo, les mêmes outils que son confrère Fennelly. Moins minimaliste, elle croise une série de savoir-faires empruntés à Klaus Schulze, Harmonia et Cluster tout en continuant de rêver au Frisco folk des seventies et elle intègre à sa musique vocalises gorgées d’écho, arpégiateurs qui tournent à vide, nappes pitchées, petits vrombissements qui évoluent en bourdons aigus sur des battements 4/4 hyper réguliers mais d’une légèreté absolue, qu’on remarque parfois à peine. En somme, tout un attirail sonore plutôt luxueux et, en fin de compte, discret et cohérent. Ca peut parfois taper sur le système, par exemple quand elle reproduit quelques nunucheries éthérées chourées à Julianna Barwick, mais quand elle se débarrasse de ces quelques mauvais réflexes, la musique de Rachel Evans atteint à une qualité cathartique époustouflante : on se retrouve alors entraîné dans de grands vortex cinétiques et émotionnels, tous synthés et crescendos dehors pour faire lever la masse sonore comme une grosse brioche. Et, indéniablement, ça marche. Reste qu’à trop s’inscrire dans une orthodoxie neo-kosmish, la musique de Rachel Evans ne mérite peut-être pas le traitement critique exceptionnel qu’elle reçoit en Europe comme aux Etats-Unis : peu de chances que, dans quelques années, Luminaries & synastry surnage réellement au-dessus de la mêlée. Pour l’heure, ça reste de la belle ouvrage, pleine de recoins aimables et d’ornements séduisants.