Parlez-moi un peu de vos années de formation.
Miguel [goguenard] : Je vais tout te raconter. Des choses que tu ne sais pas et que tu ne croiras jamais. Oh man! Je suis né à New York. C’est là que j’ai grandi, et dans le New Jersey. J’ai commencé à danser à neuf ans. Je n’ai jamais étudié la danse contemporaine avant 19 ans. En grandissant, d’ailleurs, je n’avais aucune idée de ce que c’était. Je ne savais pas non plus ce qu’était la musique expérimentale. Je ne connaissais pas grand-chose à quoi que ce soit en fait [rires]. Pendant longtemps ma relation à l’art a été très conventionnelle, que ce soit avec la danse, le ballet, la musique, la comédie musicale, le jazz, ce genre de choses. J’imaginais que je deviendrai une sorte de performer à Broadway, car je ne savais pas du tout ce que je pourrais faire d’autre. Puis à 19 ans je me suis engagé dans l’activisme queer à San Francisco. C’était le début des années 90. J’ai découvert une tout autre tradition de danse, dont je n’avais même pas idée. J’ai été fasciné très rapidement. Puis j’ai découvert l’improvisation en matière de danse à la même époque. Je suis retourné à l’école et je me suis davantage impliqué dans l’improvisation, qui était quelque chose d’encore très frais, très neuf pour moi à l’époque. J’ai quitté l’école et j’ai commencé à chercher à travailler comme danseur professionnel ; j’ai beaucoup travaillé, à cette époque, avec des compagnies de danses et des artistes très différents. Dans certaines compagnies, je chantais. Ce n’était pas vraiment Broadway, évidemment, ni spécialement conventionnel, mais ce n’était pas encore tout à fait ce que je voulais faire spécifiquement en matière d’art. J’ai déménagé à New York et j’ai approfondi ma pratique de l’improvisation. J’en apprenais toujours plus et l’envisageais comme un outil pour fabriquer des chorégraphies, pas comme une forme ou une pratique en soi. Après avoir vécu à NYC pendant plusieurs années j’ai rencontré Jaime en 2001. Nous avons finalement travaillé pendant plusieurs années ensemble à New York, nous sommes devenus colocataires et nous avons collaboré sur plusieurs « pièces », que nous avons également « performé » en duo. A ce moment, je me suis rendu compte que, bien qu’ayant déjà une pratique avancée de l’improvisation, il fallait que je la développe encore plus profondément. Mais en même temps j’ai compris que ce ne pouvait être le tout de la danse. A New York, tu appartiens très vite à une catégorie donnée : soit tu es danseur, soit tu es improvisateur, soit tu es chorégraphe. C’est peu perméable. Mais je n’ai jamais pris la décision faire seulement l’une ou l’autre de ces choses-là. J’ai commencé à me demander pourquoi j’avais pris en quelque sorte cette décision à mon insu, pourquoi elle s’était imposée à moi. En réfléchissant, j’ai compris qu’il y a une vraie continuité, une fluidité même, entre ce qui est improvisé et ce qui ne l’est pas. C’est pareil dans la musique de Jaime. Grâce à ça j’ai réussi à comprendre les différentes vertus performatives de chacun de ces modes (improvisation, chorégraphie « écrite »), car pour moi il s’agit bel et bien de modes.

Jaime [goguenard lui aussi, mais avec le plus grand sérieux] : Je suis moi aussi né à New York et j’ai commencé à jouer de la musique à 8 ans. J’ai eu la chance de pouvoir jouer assez vite avec d’autres, et donc j’ai vite monté un super groupe typiquement new-yorkais dans les eighties [Miguel ricane – Jaime est né en 1980, ndlr]. Ma famille a déménagé dans le Massachusetts et j’ai découvert le jazz. J’en écoutais de plus en plus, à côté des grands classiques du rock. Ensuite, je suis allé à Washington, puis j’ai arrêté la fac, je suis revenu à New York et j’ai commencé à faire de la musique à temps plein. Cette même année, j’ai rencontré Miguel, et ça m’a sûrement influencé dans ma façon de faire de la musique, à partir de mon background d’auditeur : free jazz et noise music m’ont fait comprendre les vertus de l’improvisation et les possibilités sonores que cela m’ouvrait. Et je voyais Miguel pratiquer une danse très libre, ce qui a contribué à modifier mon rapport aux arts en général. D’autant que la polémique free dance battait son plein à l’époque. J’ai aussi, peu après, rencontré Alvin Lucier une première fois ; il m’a ouvert à une approche minimaliste de la musique. J’ai compris alors qu’il y avait bien d’autre manière de produire de la musique que l’approche encore conventionnelle qui était la mienne à ce moment-là. Ca a créé une rupture chez moi ; alors que je jouais essentiellement une musique acoustique, j’ai commencé à m’intéresser aux dispositifs sonores, à l’électronique et aux machines. Un ami à moi m’a initié au MIDI, même si ça ne m’intéresse plus beaucoup. Entre 2000 et 2007, Miguel et moi avons travaillé très étroitement et j’avais mon groupe, Peeesseye, avec Chris Forsythe et Fritz Welch. On vivait tous les trois à NYC. On avait un concert booké quelque part toutes les semaines, on jouait donc souvent. Chris et Fritz sont tous deux plus âgés que moi et m’ont donc confronté à des quantités de musiques très diverses. Cela a beaucoup joué dans ma formation. Quand j’ai déménagé ensuite vers Chicago, ce fut un moment de réflexion intense. J’avais décidé plus ou moins d’arrêter de performer. Je n’enregistrais pas non plus à ce moment-là. Je me demandais si j’irai à Vancouver, ou si j’allais plutôt repartir en tournée avec Peeesseye, ou simplement jouer avec des amis. Chris et moi avons quitté New York. Nous ne nous sommes pas vus pendant longtemps et, même si on se voit régulièrement, ce n’est pas aussi fréquent qu’à l’époque de Peeesseye. Ca ne veut pas dire que l’on ne joue plus ensemble : par exemple, nous avons un disque qui sort le mois prochain, un duo de Chris et de moi. Peeesseye, d’une certaine façon, est encore actif, mais à côté d’autres projets. Alors à l’époque, au moment de prendre la décision quant à la ville où je m’installerai en quittant NYC, je me disais que je pouvais soit continuer à investir mon énergie dans Peeesseye, parce que j’étais (et suis toujours) attaché à ce projet, ou développer un projet solo. Les distances rendaient aussi plus compliquée la collaboration avec Chris et Fritz. C’est là que j’ai développé Mind Over Mirrors, d’abord à Seattle, puis à Chicago, deux villes où la communauté musicale est très développée et unie, ce qui offrait de nombreuses occasions de jouer. Ce faisant, il y a eu un effet boule de neige : j’étais booké davantage, donc je jouais plus, donc j’affinais les compositions et j’avais aussi davantage de temps à consacrer à Mind Over Mirrors.

Vous êtes chacun très engagés, intégrés même, dans la scène expérimentale et underground américaine. Cette scène a-t-elle été également le cadre de votre rencontre ?
Jaime : Nous nous sommes connus en 2001 à l’American Dance Festival, en Caroline du Nord, sur le campus de la fac. Miguel y enseignait et y performait à l’époque, avec le chorégraphe John Jasperse. La pièce s’appelait Giant Empty et j’ai été littéralement soufflé. J’étais là, au festival, en tant que stagiaire dont la tâche était de s’occuper de ce qui avait trait à la musique. Qu’est-ce qu’il raconte, là ? [En contrebas, un des trois danseurs répète inlassablement : « Was ist Kunst ? »]
Miguel : Il dit : « Was ist Kunst? ». What is art?
Jaime : Oh, ok. Si je le savais… Revenons à nos moutons : je ne voulais pas faire de projets, je ne voulais pas non plus vraiment suivre des cours, et quand j’ai vu Miguel performer, je suis allé me présenter. Il avait un projet de chorégraphie avec des étudiants ; j’ai donc proposé de composer pour lui. Il a été surpris, sa réaction du genre : « Mais qui est ce type ? »
Miguel : Oui, je me suis dit : « Mais d’où il sort, ce kid ? » Mais aussi, à ce moment-là, je n’avais encore aucune idée de ce qu’allait être la pièce. Je n’avais presque rien préparé. Je ne savais même pas ce que je voulais faire avec les étudiants, pour le moment. A l’époque, je crois que j’étais encore suffisamment idiot, ou suffisamment aventurier, pour répondre du tac au tac, avec aplomb : « Sure! » [Il part d’un énorme éclat de rire]. Et finalement, c’était cool, parce que dès le tout premier jour, tout de suite, et chaque jour par la suite, il m’est apparu absolument évident que nous devions travailler ensemble et que ça collait parfaitement. Mais aussi, je crois que j’ai aimé la démarche de Jaime : un type doué dans ce qu’il fait vient proposer de se mettre en quelque sorte totalement au service du projet d’un autre. Ca correspondait à ma façon de faire, d’agir en tant qu’artiste. Je me suis reconnu dans cette démarche. Je me suis dit : « Mais c’est moi, je suis comme ça, j’opère ainsi ». Il faut que je donne tout, et Jaime est pareil. Et Jaime me donnait l’impression de travailler au point exact où il voulait être ; l’impression qu’il n’y avait aucun écart entre ce qu’il faisait et ce qu’il voulait faire. Il explore l’évolution du son, ses transformations et ses ruptures et c’est exactement ce qui m’intéresse dans la musique, dans le son, dans la technologie. Il a une pratique très pure de l’expérimentation, sans alibi ni prétexte, presque pour elle-même : voilà qui m’intéresse énormément. Il n’a jamais été occupé à imiter qui que ce soit, inconsciemment ou pas ; c’est une attitude que je respecte au-delà de tout. Ce mec m’a inspiré, simplement par sa manière d’être dans sa musique et par ce qu’il faisait. Il m’a aussi permis de travailler de manière toute différente de ce qui se fait généralement dans le monde de la danse, quand un chorégraphe et un musicien collaborent. Je ne veux pas généraliser, parce qu’il y a une infinité de façons de travailler entre danseurs et musiciens, mais très souvent, dans ces cas-là, on travaille plusieurs mois en silence, jusqu’à ce que le musicien propose une partition presque achevée, mais il n’y a presque jamais de dialogue. Le musicien arrive, dit : « This is the sound » et je réponds : « Oh, ok » [il part à nouveau d’un rire tonitruant]. En travaillant avec Jaime, immédiatement, il a été très clair, évident même, que non seulement le son aurait un rôle égal à la chorégraphie, mais que les deux seraient sur le même plan, sans hiérarchie, à plat et que nous ne ferions pas un concert avec de la danse ou un solo de danse accompagné de musique, mais bien une performance hybride, à la fois dansée et musicale. La collaboration a été permanente, non seulement dans la construction mais aussi dans l’existence, je dirais même la vie de la pièce. Pour moi, réussir à accomplir cela a transformé ma vie en termes de pratique artistique et de dialogue entre les pratiques ou entre les supports. Je suis moi-même musicien, même si ça occupe peu de place dans la pratique. J’aime passionnément la musique. Quand j’ai rencontré Jaime je connaissais déjà Fritz Welch ; j’ai rencontré Chris Forsythe peu après. De nombreux musiciens venaient à l’appartement, on y répétait et on y organisait des concerts. Comme pour Jaime, toute cette période a été pour moi une époque de formation et de découvertes incessantes et rapides. J’ai découvert des choses dont je ne soupçonnais même pas la possibilité un an auparavant. J’étais littéralement, dans mon propre appartement, baigné dans la musique expérimentale la plus excitante qui soit. Mes goûts, ma sensibilité, la manière dont j’envisage les performances, pièces et les œuvres et le travail des autres, tout cela a changé radicalement grâce à Jaime.
Jaime : Effectivement, le fait de vivre ensemble a changé énormément de choses. Ton coloc a déménagé, enfin si on peut dire « déménager »…
Miguel : Yeah, « déménager », ahahahahaha.
Jaime : Oui, en fait il a disparu complètement.
Miguel : Ouais.
Jaime : Et donc, oui, Miguel, juste après septembre 2001, j’ai emménagé avec toi dans cet immeuble pas cher du tout. Ce fut une grande expérience de vie. Une des raisons pour lesquelles je suis venu à NYC à l’époque, c’était que dans cet immeuble, nous avions beaucoup d’espace, un loyer bas, la possibilité de répéter et travailler quand on le voulait, nos copains musiciens à proximité… Ma vie a changé à ce moment-là. Notre rapport à la pratique a changé : on pouvait travailler ensemble sur une pièce pendant 6 mois puis la donner en représentation huit week-ends d’affilée dans notre appart. Les gens venaient aux répétitions, aux soirées, aux concerts qu’on donnait dans l’appart, ils nous louaient parfois l’espace libre. C’était une période extrêmement active artistiquement, pour nous deux. Miguel a fait des tas d’expériences, y compris musicales, et j’ai rencontré des quantités de danseurs, de chorégraphes et d’artistes de tous bords dans notre appartement. C’était totalement inédit pour moi.

On dirait que ce loft a conditionné à la fois votre vie et votre travail. Pensez-vous qu’il s’agissait d’un espace utopique ? D’ailleurs, quand Miguel danse ou dans la musique de Jaime, tout votre effort consiste à habiter l’espace, au sens fort.
Miguel [très emphatique et sarcastique] : Oh, c’était le dernier des grands lofts de Bushwick, avant que Buschwick ne devienne Buschwick. Quand je m’y suis installé, on était en 1997. Les gens avant moi avaient divisé le loft en plusieurs studios ; je travaillais dans l’un deux à l’arrière avec John Jasperse. Et je vivais dans l’espace au devant avec Jennifer Lacy, une chorégraphe qui vit désormais à Paris, enfin depuis 2001. C’était extrêmement bon marché et aussi extrêmement inhabituel, comme espace. Le genre d’espace qu’on pouvait trouver dans les sixties, les seventies ou les eighties, mais plus à la fin des années 90 et encore moins au xxie siècle. A Bushwick, à l’époque, des lofts continuaient d’apparaître sur le marché de la location mais ils étaient tous rénovés et petits, très chers. Il est très clair que l’époque bénie des lofts d’artistes a New York a pris fin à la fin des années 80 quand les marchands de bien ont percé la bulle immobilière après avoir compris qu’ils pouvaient marketer Brooklyn comme une sorte de nouveau SoHo. Notre immeuble était l’un des derniers à ne pas avoir été rénové : totalement laissé à l’abandon, totalement non conforme à la législation, totalement niqué. Ce qui, bien sûr, avait pour effet de le rendre bon marché et de nous offrir un énorme espace, bien qu’il fût plein de problèmes divers. On ne manquait jamais d’espace, on pouvait jouer super fort sans que personne ne se plaigne vraiment, nos potes venaient y déposer leurs instruments, on pouvait se mettre à travailler pour ainsi dire au saut du lit. C’était une manière très particulière de vivre et de travailler, très différente d’aujourd’hui. Je me dis, c’est dingue, les conditions de vie qu’on a pu avoir dans ce loft : j’y ai vécu gratis pendant six mois,  Jaime y a vécu cinq ans. Ce n’est plus possible aujourd’hui, à New York, sauf pour des personnes qui louent depuis très longtemps le même loft, ou qui l’ont acheté dans les seventies. Les jeunes à Buschwick, aujourd’hui, peuvent retrouver des espaces de ce genre, mais ils sont beaucoup, beaucoup plus petits, et coûtent bien plus chers. Nous avons organisé des fêtes, des concerts, des expos, des happenings dans ce loft, Peeesseye y a joué… [Il s’interrompt parce qu’une performance se déroule dans le hall de Beaubourg ; la danseuse pousse un long cri aigu]. Yeah, tu vois, c’était exactement comme ça [il se marre à nouveau]. Mais ça a pris fin quand nous avons été expulsés du loft. Désormais c’est un hôtel, le New York Loft Hostel.

Partout dans le monde, les utopies prennent fin. Mais pourquoi, justement, dans ce contexte de fin des utopies, avoir recommencé à travailler à deux ? S’agissait-il de retrouver le passé ? Comment avez-vous commencé à travailler sur Storing the Winter ?
Jaime : A l’époque, Miguel et moi avions un duo, Sabotage. Notre dernière pièce s’est appelé dAMNATION rOAD : elle engageait Fritz Welch, Miguel et moi-même, ainsi que quatre danseurs. C’était juste avant que je déménage. A cette époque Miguel voulait concentrer son énergie sur d’autres projets et moi aussi, même si je ne savais pas sur quoi. Je ne savais pas combien de temps je voulais encore vivre à NYC, je me posais des tas de questions, sur ma vie, sur ce que j’allais faire, sur pourquoi je vivais ici. Il est apparu que le moment était judicieux de mettre notre collaboration en pause, de manière à pouvoir nous concentrer sur d’autres choses. La dernière de nos pièces, dAMNATION rOAD, était ultra-intense [Miguel rit], sur le plan sonique, mais aussi physique et nerveux. De même que nos deux dernières performances avec Sabotage. Miguel s’est même blessé, à Amsterdam, au Kanaal 10. Nous avons atteint à ce moment-là un niveau d’intensité que nous ne pouvions pas dépasser. On ne pouvait pas aller au-delà. J’avais ce nouveau projet solo, Mind Over Mirrors, qui était l’une des raisons pour lesquelles je voulais aller ailleurs, au nord ouest ; je voulais bouger. Sept ou huit ans ont passé. Migeul et moi nous sommes vus une ou deux fois par an, à NYC, ou Miguel venait ; on s’est aussi vus à Portland. Nous sommes toujours dans la vie l’un de l’autre, sans travailler ensemble. Pendant ces huit ans, on m’a proposé une résidence de quelques jours à NYC avec une carte blanche totale. Depuis Sabotage, Miguel et moi avions reparlé de travailler à nouveau ensemble, de manière moins extrême. Cette carte blanche était le prétexte idéal pour travailler de nouveau avec Miguel. On a performé en novembre 2012, puis le curator du festival American Realness [un festival de danse, de happenings et de performance, qui se veut résolument trans-catégories – ndlr] nous a invités tous les deux quelques mois plus tard à performer à nouveau ensemble. On s’y est donc remis. Storing the Winter à Paris, au Centre Pompidou, c’est la suite logique de cette longue chaîne de collaborations devenues épisodiques.

Quand on lit tout ce que vous avez dit au sujet de Storing the Winter, on a le net sentiment que vous êtes réticents à en parler de manière précise, à expliquer vos intentions. Mais je ne pense pas non plus que vous vouliez simplement retrouver l’amitié de votre colocation. Pouvez-vous me dire tout de même quels étaient les enjeux de cette nouvelle collaboration ?
Miguel : Quand Jaime et moi travaillons ensemble, on ne parle pas beaucoup. Et de fait, on ne verbalise pas les enjeux. On travaille l’un à côté de l’autre. Avec Sabotage, nous construisions un discours. On voulait foutre le bordel, aiguiser les énergies, les faire exploser, faire saigner les tympans des spectateurs. Nous avions une sorte de rage adolescente.
Jaime : Mais c’était lié à l’endroit où nous vivions : un immeuble déglingué au milieu d’anciens abattoirs, avec une fonderie en face, pas de double vitrage dans l’appart, plein de courants d’air. On se gelait le cul ici ! Et nos factures de gaz étaient démentes. L’été on mourrait de chaud à cause du toit en goudron. C’était extrême. La salle de bain tombait presque de l’immeuble. C’était dingue. D’où cette rage adolescente, cette envie d’en découdre, qu’il fallait canaliser avec du discours. Maintenant que ce chapitre est clos, nous discourons moins.
Miguel : C’est lié à nos formations d’artistes. Quand tu bosses dans des compagnies, même peu traditionnelles, tu ne travailles pas pour toi, tu es contraint par la vision des autres, par la hiérarchie, par le collectif. C’est très formateur et parfois frustrant. Tu t’interroges sur ton identité, sur tes propres projets et tes intentions. Jaime et moi on nourrissait le désir de répondre à ces questions mais de le faire en s’engageant dans une pratique radicale, sans discours, sans explications. Il fallait que le projet existe à un niveau sensoriel : l’œil, l’ouïe, le corps, le geste, à leur stade le plus simple. Voilà l’enjeu. C’est quelque chose qui n’a plus besoin d’être violent et extrême, ni d’être encadré par un fort discours théorique. Il n’y a pas eu de dialogue interminable entre nous, juste de la pratique. Surtout [il se met à parler lentement, en détachant les syllabes] : je n’ai jamais fait l’expérience d’une musique qui m’ait donné autant le désir d’accomplir des mouvements que la musique de Jaime. Je fais de la musique moi-même, j’aime la musique, je fréquente des musiciens depuis très longtemps. Mais la musique de Jaime, c’est plus que ça, plus que de la musique. C’est un acte d’appel, quelque chose de performatif. Avec l’harmonium, il joue de tout son corps une musique que je trouve sublime. Elle n’a pas besoin de danse en plus. Mais ce phénomène qui consiste à être présent ensemble dans une même pièce – son corps, mon corps – et à agir en concordance, lui pour produire des sons, moi pour produire des mouvements, ajouté à notre histoire commune, notre curiosité commune, notre désir réciproque de participer à la pratique de l’autre, ça a pour nous une signification extrêmement forte, vitale même, qui réclame que nous la fassions exister sur scène sous la forme d’un rituel. Il n’y a pas de théorie. L’énergie prime l’idée ici. Il s’agit simplement de transformer l’air, l’environnement, le milieu, par nos actes conjoints. Et rien ne change plus l’environnement que la musique et la danse.
Jaime : Le titre, Storing the Winter, c’était le titre provisoire d’un album sur lequel je travaillais à ce moment-là. Il s’est imposé de lui-même au moment d’American Realness.

Miguel, quand tu dis que la musique transforme l’air et l’environnement, ça me fait penser à cet aspect fondamental de la musique de Jaime, à savoir, Jaime, que c’est ton corps tout entier qui insuffle sans arrêt de l’air dans l’harmonium pour en arracher des sons et transformer ces sons en musique. Un peu comme un saxophoniste trouve sa matière première dans son propre souffle, tu trouves la tienne dans une forme de souffle pris en charge par un dispositif mécanique puis électronique. Est-ce dans cet engagement physique total que vous trouvez la nécessité de travailler ensemble et un terrain commun pour ce travail ?
Jaime : Très certainement, oui. Je ressens effectivement l’harmonium comme un prolongement de mon corps quand j’en joue, à cause de l’effort physique, mais ce qui m’intéresse, c’est de pouvoir en transformer le son qui en sort. D’où le dispositif électronique, qui sert à raffiner la matière sonore brute sortie de l’harmonium. Jouer sans l’harmonium, c’est un processus totalement différent. Dans notre collaboration, nous cherchons à animer ou à activer l’espace environnement. Je ne connais aucun dispositif de production sonore qui active davantage l’espace autour de nous que l’harmonium, parce que l’harmonium renvoie dans la pièce l’air que tu y insuffles à l’aide de tes gestes. Et cet air, il en fait de la musique. L’harmonium me permet en quelque sorte d’agir sur l’espace. C’est un dispositif situé, qui engage ton corps, puis qui engage l’espace ainsi que la relation entre ton corps et l’espace, et qui agit ensuite sur tout l’espace, qui traite la totalité de l’espace environnant comme une caisse de résonance.
Miguel : J’ai remarqué que les artistes venus d’autres arts, quand ils doivent interagir avec la danse, lui envient son immédiatement. Ils y trouvent une façon de rendre plus physique leur pratique. Les écrivains, les musiciens, les cinéastes avec qui j’ai travaillé désirent, dans la danse, sa dimension physique. Ils nous envient la possibilité de travailler avec la première des matières premières, c’est-à-dire le corps. Mais nous, les danseurs, nous avons aussi le désir de sortir du travail du corps : par exemple en enregistrant un disque, comme s’il nous suffisait d’exister, sans avoir à traiter notre corps comme un outil et un matériau, qu’il s’agit d’entraîner en permanence ou de lui apprendre à accomplir des gestes. Au risque de l’épuisement ou de la blessure. Dans notre collaboration nous avons trouvé une manière d’exploiter et d’apaiser cet élan que nous avons vers la pratique de l’autre, de régler ce problème d’un désir impossible à satisfaire pleinement. Tu as raison : la musique de Jaime est totalement physique et totalement artificielle. Elle correspond à cette négociation à laquelle la culture contemporaine nous pousse sans relâche : comment sentir son propre corps, sa propre identité dans un monde qui se dématérialise de plus en plus ; comment négocier l’évolution de notre identité post-humaine et de notre corps ? La musique de Jaime rappelle que notre corps est, dès l’origine et jusqu’à la fin, intégré dans un réel technologique. Pour un danseur, c’est l’enjeu le plus contemporain qui soit en même temps que le plus fondamental. Je trouve dans la musique de Jaime une façon extrêmement probante et originale de formuler cet enjeu.

Storing the Winter, au Centre Pompidou, 2 mars 2014 à 20h. 

En bonus, voici à nouveau le mix que Jaime a élaboré pour Chro.
[soundcloud url= »http://soundcloud.com/mindovermirrors/chronicart-mix/s-mgdbC »]