Neuf traités, de la rose, du ciel, du rêve, de l’amour, du destin, composent les livres d’un journal de voyage (Seyahatname) intrigant et magique. Voyage vécu, celui d’une existence qui commence à Istamboul et se poursuit à Montréal ; voyage musical, qui marie un sérieux héritage des musiques soufi et les beats synthétiques des jungles urbaines ; voyage spirituel enfin, voyage immobile, expérience intérieure, condition des deux autres que tant ont manqué. Car le sticker « sufi electronica » jetterait plutôt le soupçon sur une entreprise tellement galvaudée que l’on n’en mesure plus les risques, tout espoir abandonné de les voir pris au sérieux.

Mercan Dede semble avoir trouvé le passage par lequel une musique sans âge, portée par une exigence mystique, peut obtenir de manipulations abstraites une contrepartie de mystère réel. Jouer de cette tension assure, si l’on triomphe des périls où s’abîme la quasi totalité des productions de ce genre, une réussite sublimée. C’est le cas. Une absolue confiance en la musique est sa condition première, elle-même le résultat d’une approche authentique. Musicien aux talents multiples, joueur de nay et chanteur émouvant, Mercan Dede sait ne pas trahir ses maîtres : il a hérité d’eux l’art de toucher d’un trait, de poser chaque note sur sa pointe délicate et de tenir un monde en équilibre sur le fil du souffle. Fort de pouvoir s’en passer, il accorde aux démons électroniques, aux boîtes à rythmes et à malices, tout le champ qui se puisse : drones, friselis, giclées, échos tubulaires, boucles et samples, tout ce dispositif du « mensonge » et du travestissement entre en composition avec cette matière musicale délicate, dévolue par les siècles à la parole vraie, et se met à son écoute. Les nappes synthétiques prennent tout à coup un pli vivant, épousent en effet la dimension du rêve qu’elles fossoient d’ordinaire. Murmures et rumeurs ont traversé l’océan et la voix du muezzin resurgit sur l’autre rive comme les sirènes de la mémoire. La voix tendue de la passion est-elle retraitée ? C’est dans le sens de son émission. Ici, ce sont deux flûtes, glissant l’une sur l’autre, peau contre peau (Semaname) ; un didjeridoo qui fait vibrer un rideau de plomb, le martèlement implacable du tombak et son ressac, et le lent soulèvement du nay sur lequel un violon s’essore (Hayalname) ; une voix doucement éperdue et transie qu’un beat pressé, affolé, traverse avec une indifférence calculée.

Riche sans foisonner, semée de correspondances discrètes, la musique de Mercan Dede tient ses promesses de séducteur. Pour cela, il a su s’entourer des plus belles voix : clarinette éloquente et séveuse (Hüsnü Senlendirici) ; violon aux volutes carnatiques, rebond chaleureux de la contrebasse (Hugh Marsh, Fraser Hollins, deux gloires ignorées du jazz canadien) ; éclats de daf et de tombak, sécheresse et volupté. Et des voix encore, lancées dans le désert, reprises comme le faucon sur le poing. Il y a là l’entier de la liberté et tout le calcul, passés l’un dans l’autre, rafraîchis l’un par l’autre, avec l’espoir qui renaît d’une collaboration fructueuse de mondes que tout en apparence oppose.

Mercan Dede (nay, electr., vcl), Hugh Marsh (vl), Matthew Burton (didjeridoo, boîte à rythme, vcl), Faroch Sams (tar, vcl), Fraser Hollins (b), Shankar (dolak), Ziya Tabassian (tombak), Scott Russell (darbouka), Sayed Shamsaddin, Mohammad Shams, Moksha Sommer (vcl) + Hüsnü Senlendirici (cl). Montréal, 07/02/2001