Depuis les premiers numéros du fanzine Da Bomb, animé par les plumes de Peanut Butter Wolf et de DJ Shadow, la Bay Area (San Francisco, Oakland, Berkeley) est devenu une école de production à part entière qui, cultivant une positivité et une musicalité salvatrices, redécouvre les valeurs qui ont fait grandir le mouvement : Peace, unity, love, having fun. Sur ces traces, s’engouffre aujourd’hui une seconde génération de rappeurs (ré)affirmant un goût prononcé pour l’équilibre beat/textes, en rupture avec les collages traditionnels au profit d’une harmonie (enfin) retrouvée. Illustrant ce perfectionnisme, Kubiq (Skhoolyard Massive Possee) livre avec ce premier album un condensé de l’énergie du hip-hop telle qu’elle se vit dans ce coin-là des Etats-Unis, à grand renfort d’un turntabilism tapageur, pilier oublié de la production hip-hop et remis au goût du jour par les vaillants Invisibl Skratch Picklz (Shortkut, Q-Bert…). Kuboniqs met en musique la ligne proclamée et suivie par le possee depuis sa formation : « Donner des ailes à la langue anglaise. » Et fait la part belle à un mixage minutieux de rythmiques dures agrémentées de paroles pertinentes aux sonorités sophistiquées (« I don’t bring a gun/just bring fresh raps and puns » – « Je n’apporte pas de flingue/Juste un rap cool et des jeux de mots » –Visions).

Produit par Fanatik pour son label Heratik Records (Azeem, Planet Asia…), cet album dresse le tableau exemplaire d’un hip-hop conscient de ses racines (« Don’t fuck da rock/cuz it’s the hunk/where you’re from » – « Ne crache pas sur le rock/Car c’est le gros morceau/dont tu es sorti »), de son rôle et de son influence. Evitant joyeusement de prendre part à la guerre virile de celui qui pisse le plus loin (« Released MC’s don’t pressure me/Cuz’ i’m me/…/I’m not here for da gunshots/just talking for the hop/listen’n’grow up » –Yeah), le flow chantant de Kubiq expose une vision authentique du hip-hop : « Good vibes, good sounds, good music, ya know. Peace and positivity. All the time. » Déclinée sous toutes ses formes, cette idée traverse l’album en diagonale pour en faire un hymne à la culture hip-hop. Epaulé par quelques flows haut de gamme en forme de featurings dans un esprit potache-rigolard (Azeem, Rasco, et le fusil-mitrailleur Kemet se répandent en interjections bruyantes entre les phrases de Kubiq), le rappeur ne manque pas d’épingler avec un large sourire la pauvreté du propos des rappeurs tendance égocentrique qui enregistrent quelques centaines de kilomètres plus au Sud : « Can’t raise children with a gun/Step into your vision/Make your proper decision/Time is crucial where we livin’/Check the message behind the symbolism we live in/The hardest thing to do is recognize the obvious » (« Tu ne peux pas élever tes gosses avec un flingue/Elargis ta vision/Prends tes propres décisions/La chose la plus dure est de reconnaître l’évidence » –Visions).

Son phrasé parfois traînard, souvent funky, est en osmose parfaite avec le balancement des beats fomentés par Fanatik. Dans l’esprit des titres de son Phanatik beats, le producteur nous embarque aux confins d’une composition des plus bancales, laissant transpirer au détour de quelques breaks bien sentis, de lourdes influences piochées en vrac chez Gravediggaz ou Blackalicious pour la lourdeur des basses (2K, Visions). Et dans le monde enchanté du funk pour le reste des mélodies (guitares slide, orgues ou mélodies soyeuses de piano sur Fall in line). Fanatik imprime sa marque et fait évoluer sa musique en allant plus loin que la technique du sampling brut. Il évite ingénieusement les trop longues répétitions et anime ainsi ses titres d’une musicalité évolutive (Listen up, Fans of rhyme, Personnal). Secondé par quelques DJs hargneux (Design, Gamma Ray ou Architect, le faiseur de son d’Encore), il pose ensuite sur son mixage des mélodies de scratch produites en ciselant, ralentissant ou accélérant des sons de sirènes, pour orner ses collages d’harmonies scintillantes comme autant d’articulations entre les phrases du rappeur (Listen up). De ces ajustements savants se dégage une beauté en demi-teinte, à peine apparente, que l’on perçoit sans l’entendre vraiment, sous-mixée derrière les assauts des beats durs et cassants.

Baignée d’une indicible attitude funky, Kuboniqs sonne comme un résumé des riches heures d’une West Coast intelligente. Et pendant que Kubiq développe en autant de rimes précises l’idéal des Old Timers (« The first idea o’ da world/was peace, love and pray da lord » – « La première idée du monde était Paix, Amour, et priez votre dieu »), Fanatik ajuste ses beats, faisant définitivement de San Francisco la capitale mondiale du turntabilism. Kubiq et Fanatik avancent. Et le hip-hop avec.