Quelques semaines à peine après la parution du dernier album du Trio, My Foolish heart, le plus célèbre trio de jazz de la planète voit ses débuts réédités dans un beau coffret (boîtier blanc, les trois albums sous une pochette cartonnée au graphisme monacal, et un livret contenant plusieurs photos inédites de la séance, avec un texte de Peter Rüedi – uniquement en anglais et en allemand, hélas) qui permettra aux amateurs, le cas échéant, de compléter à moindre frais et en beauté leur collection. L’histoire est connue, on ne la rappelle que pour mémoire : en 1983, le déjà mondialement connu Keith Jarrett se met en tête de revenir aux standards ; pour l’accompagner dans ce projet, il choisit tout naturellement Gary Peacock (contrebasse) et Jack DeJohnette (batterie), qu’il connaît bien et avec lesquels il a déjà souvent travaillé. En janvier 1983, le trio se réunit pour deux jours à New York, dans les studios de Power Station ; la séance se déroule si bien que les trois hommes et leur producteur (page 21 du livret, belle photo de l’équipe au grand complet, avec les musiciens, Eicher et l’ingénieur du son Kongshaug à la console) en tirent rien moins que la matière de… trois albums : les deux premiers, reprises des fameux standards qui constituaient le prétexte et le but de l’enregistrement, seront intitulés, sans surprise, Standards vol.1 et 2, le troisième, issu d’improvisations, devant paraître peu après sous le titre Changes. On pourrait écrire des pages entières sur l’incongruité relative qu’il y avait, dans ces années-là, à décider tout à coup d’en revenir aux standards, surtout pour un leader dont le tempérament et l’inclination bien connue pour les grands travaux personnels laissaient plutôt attendre qu’il joue la carte des compositions originales ; sur la manière dont le trio s’approprie ces scies et les transforme ; sur la part du chant dans la manière de Jarrett ; sur les partages comparés de l’espace et l’interaction d’un album à l’autre au cours de la carrière du trio, voire entre les morceaux au sein d’un même album ; sur les rapports, parmi les disques, entre relecture des standards et morceaux improvisés (de ce point de vue, cette réunion des trois albums offre un beau matériau d’analyse). La littérature sur ces questions est abondante, et passionnante. Contentons-nous de dire que si on a pu s’autoriser à faire la fine bouche devant certains des derniers albums du trio (trop de disques ? des redites ?), c’est sans hésiter qu’on place ces trois premiers volets de l’aventure sur la première marche du podium, avec la médaille d’or, et pas seulement par révérence historique pour leur dimension inaugurale.