On aimerait bien que Kanye West soit le nouveau Phil Spector black, le producteur-pape de la musique noire moderne. Qu’il soit tout à la fois le RZA et le Dr Dre du nouveau siècle, le maestro black, le Marvin Gaye 2000. C’est en tout cas ce que laissait entendre en 2003 son excellent College dropout, chronique multi-platine d’un gamin qui a lâché l’école pour aller enrouler sur des beats hip-hop laid-back de généreux samples de soul piochés sans aucun état d’âme chez les plus grands. Drappée dans ces fantaisies colorée, la formule pliait les charts internationaux tout en affichant sur MTV des vidéos-clips qui brisaient l’imagerie bêtasse oscillant entre extrême niaiserie pour le R&B et extrême putasserie pour le rap. Le clip de Jesus walk, lui, est tout simplement original et bien foutu, quoique totalement narcissique.

On avait donc tôt fait de ranger Kanye parmi les révolutionnaires, parmi ceux qui allaient redonner du crédit à notre musique engoncée dans des codes et des figures quasi-imposées. Un vrai musicien, un que même les gens du rock ou ceux de la pop, ceux qui composent de la grande musique et foutent des complexes aux producteurs de rap, allaient nous envier. Car le rap et plus encore le R&B, il ne faut pas se leurrer, souffrent d’un complexe. Le complexe de la minorité qui veut être acceptée, qui veut qu’on dise qu’elle aussi elle est une grande musique, bien composée, solide, vraie. Et c’est précisément là que ça devient pervers. Le rap, considéré au départ comme un gentil amusement pour les pauvres du ghetto a toujours cherché -c’est le sort d’un courant minoritaire dès lors qu’il se choisit pour but d’être reconnu et d’emprunter lui aussi le véhicule rutilant de l’ascension sociale- à imiter les canons de la musique dominante. Les directeurs artistique des maisons de disques qui ont misé sur ce style ont imposé la première domination symbolique qui violait d’entrée le style en faisant du « Mc », du type avec le micro, l’équivalent fonctionnel du chanteur dans un groupe de rock. Le reste est allé comme sur des roulettes et les monologues en fusion des premiers rappeurs se sont alors mués en chansons régulières au milieu desquelles on a mis un refrain, puis un pont, puis des couplets. Pour faire plus vrai. Et pour cesser d’être considérée comme une forme de pathologie, de non-musique, le rap a choisi d’imiter les canons plutôt que de chercher sa puissance dans ce qui fait son caractère alternatif. C’est ça, l’histoire du sample. La vraie. C’est un rapprochement quasi-imperceptible, un travestissement invisible. Et le rap devient aussi transparent que la musique que ces majors fabriquent au kilomètre puisque les producteurs se sont écartés de leurs compositions fracturées pour sampler de plus en plus les canons de cette musique considérée comme acceptable. Mais lorsque Puff Daddy sample les pâles mélodies de Sting sur quatre mesures, il ne fait que transposer dans le rap les mièvreries de la culture dominante. Croyant faire de la grande musique, il fait alors de la merde. Son rap sucré dégouline sur le rap d’avant et le tue. Comme si cette sacro-sainte ouverture d’esprit que tous revendiquent avait eu raison d’un genre. Car ce n’est pas s’ouvrir que de troquer ses fondamentaux contre des guimauves. Et on en arrive à Kanye West qui, lui aussi, veut jouer à la grande musique.

Malheureusement, les trouvailles soniques qui faisaient briller son premier album, les breaks inopinés et ces découpages mélodiques cascadeurs, sont quasi absents ici. En réalité, si Kanye West est un piètre rappeur, il demeure excellent producteur quand il reste dans le sillage des productions qu’il taillait jadis pour Jay-Z, quand il découpe aux ciseaux un boom-bap tendu cloqué de mélodies discrètes. De fait, les beats secs qu’il cale derrière le flow du sudiste Paul Wall ou du californien The Game atteignent des sommets de tension rapologique, aussi arides et hostiles qu’un ghetto de Houston tringlé par le soleil. Le travail sur les basses mouvantes de Diamonds are forever est également à souligner. Mais lorsqu’il appelle à la rescousse (disons, à la co-prod) son compère Jon Brion, habitué des charts pop (Fiona Apple…), il s’embarque dans une voie conforme et conformiste qui abîme son identité. Et à partir de là tout est permis, les cordes mââââgnifiques et les choeurs anesthésiants de Hey mama ou de Celebration, qui ne célèbre pas grand chose d’autre que le vide, le poncif musical. Un Coldplay né dans le Bronx n’aurait pas agit autrement. Ce mixage qui vire bien des fois à la soupe loungy dégouline sur les excellents titres qui ouvrent le disque et transforment Late registration en un album en manque de partis pris. Ne pas frustrer les « pro », mais ne pas froisser non plus les « anti ». Etre « tendance ».

Ainsi, la musique de West a beau être bien produite, agréable et émaillée de trouvailles personnelles, elle n’est pas toujours acceptable. Elle est parfois perverse. D’abord parce que Kanye West a écrit Diamonds from Sierra Leone, un hit prétendument engagé dont le remix est censé sensibiliser les classements internationaux sur le travail des petits enfants dans les mines dudit pays. Mais le refrain est un sample de dix secondes du Diamonds are forever enregistré par Shirley Bassey et produit par John Barry sur la B.O. du James Bond du même nom. Les diamants sont éternels, oui madame. Une chanson à la gloire des diamants de l’Amérique parvenue. Et d’ou qu’ils viennent, ces diamants. C’est consternant. Les pro parleront de détournement bien senti, mais les autres savent bien que Kanye West tire ici des ficelles un peu grosses. Et qu’il le sait, comme en attestent quelques paroles qui prennent les devant de cette critique.

Aujourd’hui, pour des millions d’auditeurs, l’archétype du producteur de musique black, c’est Kanye West, ce magicien. Et le flot de critiques complaisantes qui célèbrent cette sortie doit être stoppé net. Il est tragique de constater à travers cet album très bien comme il faut dans les sonorités comme dans les structures, que ce Kanye fait partie de ceux qui obéissent le plus fidèlement aux codes de la pop dominante. Et il a beau ouvrir sa grande gueule en traitant Bush de raciste (ce qui n’est pas volé…), quitte à être censuré sur les chaînes de télé, ce disque reste largement en deçà de ce que son prédécesseur laissait présager. La preuve aussi qu’une banque de sample extrêmement coûteuse, contenant de longues secondes de Curtis Mayfield, Shirley Bassey ou Gil Scott-Heron, ne suffit pas à faire un bon album.