Martha Argerich est la dernière légende vivante du piano. Elle ne donne certes jamais d’interview et refuse de se produire seule en scène depuis une vingtaine d’année. Emus par son authenticité, le public et les critiques attendent chaque réédition de ses enregistrements solo (les préludes de Chopin ou Gaspard de la nuit de Ravel -des références) comme des événements. A juste titre. Nul ne se donne avec autant de magnétisme, de passion teintée de rigueur. Sa fougue mêlée à des fragilités évidentes nous va droit au cœur. Argerich ne cultive pas ses mystères. Elle vit entourée d’amis et ne joue plus qu’avec eux. Sa bande ? Gidon Kremer, Nelson Freire, Charles Dutoit, Alexandre Rabinovitch… Aujourd’hui et pour la première fois depuis 1980, elle a décidé de jouer seule une première partie de concert au Carnegie Hall : Bach, Chopin et la 7e sonate de Prokofiev.
L’événement fait la une du New York Times qui concède habituellement peu de place à la musique classique. Il y avait vingt ans que Martha Argerich ne jouait plus le répertoire pour piano solo. Plus que le temps de sa première carrière où elle a donné et enregistré presque tout. Que reste-t-il vingt ans plus tard de la musique qu’elle a gardée pour elle-même ? On était prêt comme des milliers de mélomanes dans le monde à faire le voyage pour New York en quête d’un hypothétique strapontin le soir du concert. Pour suivre son jeu 30 ou 40 minutes, pour partager son souffle, les éclats de son regard, pour partager sa fragilité. On espérera plus raisonnablement qu’elle finira par venir en France. Peut-être la rémission de son cancer la décidera-t-elle à rejouer à travers le monde des programmes pour piano solo.
En attendant un concert live, on peut dès aujourd’hui se contenter d’écouter cette réédition magnifique d’un programme Bach. Une toccata brillantissime, peine d’élan, de rigueur, une suite anglaise dont l’énergie vitale est une bénédiction, la 2e partita précise et espiègle. Argerich joue presque sans pédale, avec un sens de la polyphonie digne de Glenn Gould (les excentricités en moins), une beauté sonore à la hauteur de son maître Friedrich Gulda. Elle n’abuse pas du rubato, et projette des jeux de lumières et d’ombres qui ne puisent pas dans les facilités des ressorts dynamiques (comme dans les versions aux contours romantiques de Tatiana Nikolaeva, Andrei Gavrilov ou Andreas Schiff). On est content de la savoir en forme, prête à surmonter les douleurs de sa vie personnelle. Martha Argerich est encore une jeune femme qui a, lorsqu’elle joue, des millions d’amants.