Signe des temps : alors que Lee Ranaldo a publié il y a deux mois de ça Between the times and the tides, objet inattendu sis dans un triangle des Bermudes du rock burné (on y entend le John Cale dernière période, autant que le Neil Young tendance grunge) dont le line-up nous a laissé rêveur (Jim O’Rourke, Nels Cline, entre autres) sans que le disque ne nous inspire que des bons sentiments, on préfère s’intéresser à ces Anges du péché, autrement plus beaux et forts dans leur dimension mineure et modeste (deux duos, vingt minutes chacun).

A l’origine de ce disque qui emprunte son titre à Bresson, il y a beaucoup de temps, de détours, de recherches et quelques rencontres. Tout commence il y a presque quinze ans quand, non contents de porter des tee à l’effigie de Rahsaan Roland Kirk sur les pochettes de leurs disques, Thurston Moore et Lee Ranaldo commencent à faire leur coming out dans les interviews données pour la sortie de Washing machine : oui, ils écoutent du free jazz, de la musique improvisée et ont plutôt une connaissance solide du domaine. Fait rare : plutôt que d’en faire une jaunisse, la fanbase du groupe suit avec intérêt. Seuls quelques squares, comme on dit à NYC, downtown (ces types qui pensent trop « carré » et pas assez « réseaux, rhizomes ») se cachent un œil et continuent de suivre la carrière « officielle » du groupe. Pour les deux guitaristes, ce sera le début de toutes les contradictions, celles qui leur permettront de dépasser leur jeunesse portée en étendard et de survivre aux mouvements et aux micro-épopées qu’ils incarnent de manière éphémère, en traversant aussi bien le cyclone grunge sans y laisser trop de plumes que la grande déflation des icônes opérée par l’indie rock puis le post-rock à la fin des années 90. La fondation du studio Echo Canyon en 1996 afin d’enregistrer les premiers disques de la série SYR et d’opérer à distance (relative, il va sans dire) de l’industrie musicale ainsi que la première collaboration avec Jim O’Rourke quatre ans plus tard signent le début d’une schizophrénie musicale galopante et féconde.

Le goût de Moore et Ranaldo pour le free, jusque dans ses franges les plus loufoques (Sun Ra, Kirk encore, François Tusques), leur vaut rapidement l’intérêt de Jean-Marc Montera, guitariste précieux qui a lui aussi glissé du rock vers des pratiques musicales moins cadrées. A l’occasion du Washing Tour en 1997, Montera et Philippe Robert rencontrent Moore et Ranaldo à Marseille et un enregistrement à New York est rapidement dealé, en partie financé par des disques rares que Robert vend à Moore (Westbrook, Berrocal, Lubat, Tusques, des références Deram et Futura). C’est à l’issue de cette transaction pas sexy pour un sou que les trois guitaristes et Robert se retrouvent en studio avec Loren MazzaCane Connors à New York, pour l’enregistrement des sessions qui se retrouveront sur MMMR (chez Xeric) et A Possible dawn (chez HatNOIR), ainsi que de longs raids nerdy dans la ville enneigée, consacrés à écumer les disquaires locaux. C’est aussi la première fois que Moore et Ranaldo opèrent ensemble dans un cadre autre que celui de Sonic Youth. Mais, alors que ces deux disques incluaient chacun des formules changeantes (sur MMMR : un duo MazzaCane Connors/Montera, suivi d’un trio MazzaCane Connors/Montera/Moore, pour conclure sur vingt minutes en quartet, avec Ranaldo ; sur A Possible dawn, un trio final entre MazzaCane Connors, Moore et Montera), aucun n’avait développé de dialogue entre Montera et Moore ou Ranaldo seuls. La publication de ces deux duos vient en quelque sorte combler cette lacune.

La face B, In memory of Martin Stumpf, est une chute immédiate de ces sessions new-yorkaises, dédiée à l’ingénieur qui les a posées sur bandes. C’est un duo entre Moore et Montera, totalement improvisé, sorte de cratère hurleur sans l’ombre d’une mélodie, où la forme libre, pleine d’entailles et de brèches aveugles, prend constamment des directions nouvelles. Aussi désarticulé qu’un origami sonore qu’on aurait déplié pour rendre son dessin illisible, In Memory of Martin Stumpf opère un travail d’accumulation des détails (chuintements des hautes fréquences, brondissements rauques des micros, toux sèche des cordes étouffées) qui extirpent au forceps le chant bizarre de cet objet nommé guitare, pour paraphraser Bill Orcutt.

La face A, From another room, explore des espaces tout différents à près de quinze années de distance. Enregistré à Marseille, en mai 2010 au GRIM (le Groupe de Recherche et d’Improvisation Musicales, fondé par Montera en 1978), From another room dévide le goût de Ranaldo et Montera pour les soundscapes fondés sur la guitare, les nuages électrostatiques et les lentes dérives chromatiques réverbérées. Recherche sur l’arythmie, les hululements contrastés des cordes et leur évaporation en textures instables, From another room ne regimbe pas à délivrer sa beauté effilochée à l’aide de départs répétitifs de mélodies et d’accords qui dévident indéfiniment leurs complexités harmoniques. Vingt minutes qui font passer leur lame glacée entre la consonance et la matière sonore pour les décoller peu à peu l’une de l’autre : il faut entendre les sinusoïdes irrégulières des graves à la fin du morceau, constamment hantées par le retour possible de la mélodie, pour se convaincre de la beauté défigurée que recèle ce titre.

Un élément peut éveiller ici la suspicion : les deux morceaux qui forment Les Anges du péché semblent sans âge. De la côte Est à la Méditerranée, de 1997 à 2010, elles documentent chacune deux versants d’une même pratique, qui a moins évolué au fil des ans qu’elle n’a creusé verticalement l’inventaire (infini, interminable) de ses ressources propres. A présent que Sonic Youth est officieusement dissous (mais, en vérité, tout cela se jouait déjà dans les dernières années du groupe), l’avenir de Moore et Ranaldo tient au tracé opéré au sein de cet inventaire, carte où s’éclairent tour à tour des régions distinctes d’une musique résumée par commodité sous l’adjectif « improvisée ». Signe de leur basculement dans l’histoire ? Peut-être. Mais l’énergie incessante avec laquelle ils jouent, la multiplication des rencontres – il faut dire encore combien des figures telles que Montera ont été essentielles aux mutations successives du groupe – réussissent encore sans mal à défiger cette histoire. A la fin, on retiendra moins le possible assagissement des deux bonshommes qu’une dévotion anonyme à une même cause : improvisation, court-circuit infligé aux réflexes aussi bien qu’à la réflexion, matérialisme – en somme, le brutal déplacement des formes musicales hors de leur assignation à résidence.

photo : Pierre Gondard