Sorti par BBE, le label bien connu des amateurs de breaks funk 70s millésimés, dans le cadre d’une nouvelle collection intitulée « The Beat Generation », ce disque de Jay Dee déconcertera certainement ses fans les moins avertis : si vous vous attendez à un album dans le genre de ses plus récentes productions (les deux derniers Tribe Called Quest, l’impeccable Like water for chocolate de Common ou, bien sûr, le Fantastic voyage de son groupe Slum Village), vous risquez d’être déçus. Pochette cheap, pas de hit, 16 morceaux et à peine plus de 40 minutes de musique. De loin ça sent l’arnaque à plein nez, comme le business hip-hop nous a habitués à en sortir à la pelle, des albums posthumes de 2Pac Shakur et Notorious BIG aux chutes de studio de Snoop Dogg multiréchauffées par Death Row. Sauf que, justement, c’est un disque BBE. Et donc ça n’a rien à voir.

A l’origine, ça devait être un disque de breakbeat, comme BBE en sort régulièrement, sous la conduite d’experts reconnus (DJ Shadow, Kenny Dope ou Pete Rock ont déjà inscrit leur nom à son catalogue) ; à l’arrivée, c’est en fait tout autre chose. BBE avait simplement dit à Jay Dee : « Tu fais ce que tu veux. » Lui, plutôt que de simplement nous ressortir quinze vieux 45-tours de funk, nous fait rentrer dans son studio pour nous montrer ce qu’il en fait, et comment. Ce qui donne un disque rempli d’esquisses, de bribes de morceaux, de breakbeats mal dégrossis, accompagnés de notes de pochette précises et techniques. C’est un peu, en fait, les 40 minutes de bonus d’un DVD, qui présenteraient le making-of d’un disque de rap Ce qui ne veut pas dire que ce disque ne soit pas décevant. Il l’est évidemment, à l’aune de ce à quoi Jay Dee nous a habitués. Il n’y a là que des brouillons, des morceaux en devenir, qui attendent encore ou le MC ou l’effort de production supplémentaire qui les rendra vraiment efficaces. Mais ça ne l’empêche pas d’être passionnant. Pour la première fois sans doute, un disque nous fait pénétrer dans le studio d’un producteur de rap au travail, c’est-à-dire dans ce lieu secret où les breakbeats se transmutent en hip-hop.

C’est en effet un paradoxe de constater que le hip-hop, musique la plus médiatisée des années 1990-2000, est sans doute aussi la moins bien documentée ; alors qu’à propos du rock et de sa pratique il existe une profusion de livres, de films, de journaux (un magazine comme Mojo ne parle même que de ça), vous ne trouverez presque rien sur la création rap. Et chacun sait que les principaux intéressés répugnent à révéler leurs recettes, comme les magiciens leurs trucs : vieil héritage de l’époque héroïque des block-parties où les DJs masquaient le titre des disques qu’ils passaient par des étiquettes mensongères, afin de ne rien dévoiler de l’origine de leurs breaks. Cette musique reste donc mystérieuse, à la mesure de l’étrangeté des instruments qu’elle utilise : autant on peut imaginer Coltrane inventer un solo, autant la façon de construire un morceau de rap reste obscure pour beaucoup.

Ce disque lève un coin du voile. Ici, on suit Jay Dee pas à pas, il nous présente ses potes, nous guide dans le choix de ses samples, nous expose ses hésitations et ses repentirs, nous révèle ses goûts et ses désirs. Si certains sont classiques (Earth, Wind & Fire, le son des 45-tours funk des années 1970), d’autres sont moins courants pour un producteur de hip-hop : on y trouve ainsi un clin d’œil à Tony Allen sur The Clapper et un hommage à Sergio Mendes (Rico Suave bossa nova). Mais le meilleur morceau de l’album, c’est ce (trop court) BBE (Big booty express) que Jay Dee présente comme « son bébé, un de ces trucs qui lui trotte de temps en temps dans la tête et qu’il n’avait jamais réussi à reproduire » ; son titre ghetto style laisse penser à un morceau de bass music à la DJ Assault ; en réalité, c’est, sur fond de réminiscence kraftwerkienne, un lien tissé entre son univers hip-hop et l’autre astre noir de Detroit, l’armée souterraine des Juan Atkins, Derrick May et Mad Mike. Etonnante rencontre, qui mérite qu’on la découvre.
BBE nous annonce pour cette année des albums similaires par Pete Rock, Kenny Dope et Jazzy Jeff. De quoi réjouir tous ceux qui s’intéressent vraiment à la manière dont cette musique voit le jour.