This is hardcore, chantait Pulp il y a dix ans. Et si à chaque décennie rock correspondait un radical ? Le premier jet, marquant le début de notre trajet, serait celui des années 1950 et 1960 : on y assiste à l’éclosion d’un projet original (le rock), dont l’objet -créer un son, un format, un langage à visée universelle- entraîne des réactions de rejet, mais aussi et surtout la sujétion d’une génération entière. A partir des seventies, pourtant, s’opère une première subversion : on ne tend plus vers l’unité, mais vers son inversion (l’éclatement). Chaque artiste invente sa propre version de la grammaire rock, chaque courant fait diversion. Tandis que se singularise la musique des Gaye, Wyatt et autres Eno, le rock’n’roll se convertit glam ou metal, le psyché s’étire prog’, la pop enfle bubble ou FM, la soul gigote funk ou disco, jusqu’à l’aversion punk. De cette floraison tous azimut, les années 80 organisent l’antithèse : normaliser, épurer, refroidir les sonorités, à l’aide de machines de synthèse, de prothèses plastifiées, greffées sur les blessures d’hier. (Entre parenthèses, la thèse voulant que tout ceci soit dénué de beauté ne tient pas : est-il plus belle anthèse que le frottement des pulsions humaines aux rigueurs machinales ?). Le temps passe, les musiques s’accumulent, les samples s’empilent, et avec les années 1990 se pose la question de la gestion d’un tel héritage. La décennie est bien celle d’une digestion passéiste : l’ingestion vire parfois à la congestion (shoegazing, grunge), voire à l’indigestion (trip-hop, brit-pop, big beat). Epars, quelques maigrichons, tout aussi érudits, préfèrent opter pour la suggestion acoustique ou lo-fi, mais font-ils le poids ? Avec le changement de millénaire et l’agression terroriste de 2001, le présent revient au goût du jour et avec lui le mouvement ( » gressio « , le  » pas  » en latin). Digressions (Newsom, Animal Collective, Fiery Furnaces), régressions (antifolk, revival rock), transgressions (Outkast, Kid A, Robots après tout) et autres progressions (Sufjan, Godspeed, Flaming Lips) fixent l’époque.

Une époque dont s’est manifestement éloigné Jarvis Cocker. Cinq ans après le dernier disque de Pulp (le champêtre We love life, 2001), le voilà qui publie son premier disque solo, Jarvis, et l’évidence saute aux yeux : Cocker est suranné. Avec classe, voire génie, Pulp a contribué à définir les années 1990. L’estomac de Cocker fut l’un des plus raffinés, sa digestion l’une des plus distinguées de la décennie : flamboyance glam-disco-goth, lyrisme décadentiste, efficacité pop, socio-types kinksiens, ironie so british, le cocktail ne manquait pas de goût. Le problème c’est que, on l’a vu, l’époque a changé de shaker en même temps que de radical ; pas Jarvis. Le dandy continue de digérer -la séparation de son groupe, son exil, ses influences-, sans jamais digresser. L’album qu’il publie aujourd’hui aurait pu paraître en 1994 ou en 1999, en bonus vaguement indigne des superbes His n’hers ou This is hardcore. Ce n’est pas que le disque soit plat, il ne l’est pas (malgré Heavy weather, Disney time ou Tonite, mélodiquement prolétaires). Mais on attend aujourd’hui de Cocker plus qu’un menu, qu’une liste d’ingrédients, aussi stylés soient-ils -le séraphique Baby’s coming back to me s’oint d’une laque très Walker Brothers, Don’t let him waste your time cite allègrement le Nilsson de Pussycats ou le tandem Dion / Spector, Black magic plagie joliment Tommy James & the Shondells, Fat children mêle grassement Stooges et Modern Lovers, Big Julie pactise avec Belle & Sebastian. La voix s’est un peu fatiguée, elle croone plus et fait moins l’ascenseur ; les paroles se sont, de même, attiédies ( » Cunts are still running the world « , un slogan que n’auraient pas même osé les lourdauds Manic Street Preachers). L’auteur semble conscient de sa propre désuétude ( » It’s the end, why don’t you admit it « ), et c’est finalement ce qui touche le plus dans ce disque élusif.

Jarvis n’épouse plus le radical de l’époque, sa pulpe, son coeur ; il n’en est plus qu’un préfixe futile, une fibre affaiblie, une pustule charmante, car bénigne. This is softcore, et c’est triste et beau à la fois.