Agréable surprise que le retour d’Ingrid Caven en l’an 2000, elle qui avait fortement marqué les esprits dans les années 70 en muse de Fassbinder et de Jean Eustache. Aujourd’hui au bras de Jean-Jacques Schuhl, nouveau prix Goncourt, elle réinterprète ses chansons oniriques et lyriques de sa voix ténue et accidentée sur des arrangements au piano de son compositeur Peer Raben, mais aussi d’Erik Satie, Arnold Schoenberg, Luciano Berio, Mozart ou John Cage. Le jeu doux et nuancé de Jay Gottlieb s’accorde à merveille avec le phrasé désaxé d’Ingrid Caven et les très beaux textes de Jean-Jacques Schuhl, Léon Paul Fargue, James Joyce ou Oscar Wilde.

Grave ou enfantine, emportée ou tout en retenue, la voix d’Ingrid Caven est de celles qui, comme Bashung ou Gainsbourg, transcendent la langue française par leurs particularismes et atteignent à une parfaite étrangeté, un nomadisme langagier qui les rend si singulières et si performantes par rapport aux limites de l’ordinaire phrasé français. Une certaine manière de manger les mots, une façon goulue de les faire sortir de sa bouche, un usage gourmet du souffle et de l’intonation, et le charme opère. On dira d’Ingrid Caven qu’elle « bégaie sa langue », comme l’a théorisé Gilles Deleuze : cette manière de s’approprier la langue, d’y poser sa marque par intonations et résonances, opère une transformation du processus langagier objectif en expression d’une subjectivité. Et c’est de là que vient le charme : ces manières sont « charmantes », ce « bégaiement » est séduisant, sans qu’il s’agisse d’une séduction de l’artefact ou de l’illusion spectaculaire, mais bien de l’authenticité et d’une forte personnalité. Entendre Ingrid Caven prononcer dans un souffle « Je suis seule ce soir / Avec ma peine / Et mes machines IBM », détachant précautionneusement les sons « I.B.M. » dans une subtile réverbération, nous permet de prendre toute la mesure de l’étrangeté de ce personnage intemporel et de son singulier talent.

Le phrasé d’Ingrid Caven associé à la poétique moderne de Jean-Jacques Schuhl et à la musique mnésique de John Cage ou Erik Satie produit un sentiment d’anachronisme ou de polychronisme, un mélange de genres et d’époques, entre fax et cabaret, cocaïne et tango, « Violence et sex / Sur le télex / Sex et violence / Sur air de danse ». Chic et tragique, Chambre 1050 est un album contrasté, très contemporain dans sa mixité, dans son sens du collage et de l’association. On attend avec impatience de voir comment ces rapprochements inédits et le chant d’Ingrid Caven passeront l’épreuve de la scène. Plutôt cœur ou ordinateur ?