Jamais deux sans trois : après une paire d’albums en forme de rampe de lancement grâce à laquelle le jeune groupe [iks] s’inventait une aire de jeu en mettant à profit la dynamique d’une furieuse énergie créatrice et en cherchant une voie à travers la jungle de ses sources d’influence, Pierre Alexandre Tremblay et ses compagnons de route tracent enfin un sillon singulier dans le paysage du jazz contemporain et donnent avec Le Fil leur œuvre la plus convaincante. Là où l’ambitieuse suite acoustique qui concrétisait leur précédent projet peinait à s’affranchir des références au M’Base et à Steve Coleman, ce troisième disque, à nouveau environné de tout un équipement conceptuel (ici, la volonté de faire de la musique l’expression d’un éloge à la liberté, le fil symbolisant « l’image du lien impalpable et fragile entre la forme et le fond, la conscience et l’inconscient, la réflexion et la spontanéité »), s’en émancipe définitivement et se frotte aux sonorités électroacoustiques sans jamais succomber aux facilités de l’époque et aux plans bateaux de l’electronica. Du jazz, donc (le groupe en prouve aisément sa connaissance et sa maîtrise au gré de quelques escapades straight impeccables), éclaté, éventré et pénétré de toutes parts par une cascade de séquences bruitistes et abstraites, la batterie funk de Sébastien Côté formant le liant de cette musique étrange à la progression saccadée. Le style de [iks] s’affermit et s’affirme ainsi dans la fusion de plusieurs musiques d’aujourd’hui -contemporaine, électronique, groove urbain, comme si Steve Coleman, Pole et Pierre Henry se trouvaient plongés dans le même mixer ; son attirance pour la mise en valeur des dimensions poétiques et métaphysiques de l’acte musical se retrouve ici avec la contribution du narrateur Pascal Rollin (déjà présent sur Une heure volée au temps) dans une saisissante lecture d’Apollinaire où l’on flirte finalement moins avec l’emphase qu’on pouvait craindre qu’avec une réelle fascination. Minutieusement travaillée, la construction du disque joue à fond sur l’alternance des atmosphères, l’empilement des séquences et modèle finalement son esthétique sur ce mode du cut-up et des collages en cascade, usant habilement du sample et des nappes pour agglomérer l’ensemble. L’attention ne se focalise pas tant sur la place réservée à l’improvisation dans ce magma climatique abstrait que sur cette qualité des enchaînements et des sons, laquelle fait de ce Fil un album barré et original, au carrefour des musiques contemporaines, en plein cœur du cyclone.