A premier abord, vivre à Hambourg n’incite pas à la joie de vivre et à l’hédonisme. Ennui, usines et zone portuaire chez la classe laborieuse; bars gentrifiés, halles désaffectées reconverties en centres d’art et clubbing bardé de sponsors en guise d’alternative culturelle: on connaît la rengaine, et c’est toujours la même dans l’Allemagne du Nord-Est et en Europe Centrale depuis le déclin des utopies et la conquête du libéralisme à l’issu des années 1980. Une crise dont on ne voit jamais le bout: on se les pèle, l’avenir est obstrué pour quiconque refuse le business comme projet de vie et seuls les artistes incarnés par des femmes préscientes semblent encore à même de prendre la tangente et de désavouer cette injonction à l’entrepreneuriat, festif de préférence, qui contamine les métropoles du monde entier.

Engeance capiteuse qui ne cède pas au conformisme ambiant, la hambourgeoise Helena Hauff a néanmoins tous les atouts pour séduire les plus réfractaires au romantisme post-internet et à l’électro hardware. Drapée d’une mine contrite qui ne laisse que trop rarement entrevoir un sourire, la voilà qui délaisse les échafaudages de la techno-qui-claque-et-mouline pour se resserrer sur la dépouille du Neue Deutsche Welle et du postpunk le plus incisif, avec un sens de l’abstraction qui s’élève au-dessus des clichés du genre. Livrant son énergie démoniaque par à-coup et graduation de filtres, elle échappe de justesse à la rigidité caractéristique (cadavérique?) des disciples de Kraftwerk, Drexciya ou Arpanet. Ici, les morceaux s’apparentent à des miniatures faméliques, alternant lambeaux de synthé cra-cra et boîte à rythme martiale (increvables TB-303 et TR-808!), enregistrés en temps réel et à la va-comme-j’te-pousse.

La musique de la belle Helena a beau user de la syncope et de la pulsation propre à la techno old school, elle n’a pourtant rien de récréatif: elle résulte plutôt de cette collision qui se produisit au mitan des années 1990, entre la street cred des faubourgs industriels (hangars désaffectés, doudoune à capuche, dope aux effluves de solvant) et la distanciation plus arty de la coldwave ou de la musique industrielle (célébration ironique et vindicative du règne des machines, élégance minimaliste et raffinement de la garde-robe). Coupée au cordeau, son electro altière teintée d’acid-house rugueuse et distordue n’aurait pas dépareillé chez les Hollandais Volants de Bunker Records, au point de sonner comme un update 2015 de l’acid aux dents qui grincent d’Unit Moebius. Hambourg versus La Haye, MS20 versus G20, 1995 versus 2015: même combat!

Certes, le son est monocorde et répétitif, mais ne s’accorde plus au clonage d’un rétrofuturisme propice aux idiomes totalitaires. Trop tard pour tirer la sonnette d’alarme, puisque la science-fiction incarne désormais le présent, dans sa quotidienneté la plus ordinaire. Sur cet album-cassette sobrement intitulé A Tape, Hauff légitime une forme qui n’a plus rien de spéculatif mais négocie avec la dimension la plus immédiate du réel, avec la notion même de présent, cette urgence anxiogène de « ce qui doit laisser une trace » (sans mauvais jeu de mots). Un sens du tragique et de la fin de l’Histoire très « fin de siècle », en somme. Sans se refuser pour autant de fabuleux phrasés mélodiques (“c45p”) qui n’ont rien à envier au meilleur d’Aphex Twin.

Le moteur grippé, comme les vestiges d’une machinerie ouvrière datant de la Guerre Froide, son acid-wave analogique, saturée et low-fi, emplie de fréquences en dents de scie (“29acid3”), tourbillonne inlassablement jusqu’à crachoter ses derniers glaires au nez et à la barbe des hipsters. Attention cependant à ne pas réveiller les fantômes nauséabonds de l’electroclash, ils attendent la première occasion pour repointer le bout de leur nez poudré.