Dans le microcosme du classique, 1999 est aussi une année bilan. Comment fêter le passage au XXIe siècle ? En établissant le palmarès des grands interprètes du vingtième ! Pari facile qui se révèle, en ces temps de crise, peu onéreux (on observe en effet une chute interminable des ventes ainsi qu’une démocratisation du piratage). Philips a donc conclu des accords avec quelques-uns des plus gros labels (EMI, BMG, DG, Sony…) pour éditer une anthologie de 200 compacts. Près de 80 artistes, la plupart de la seconde moitié du siècle, se répartissent l’essentiel du grand répertoire. On peut déplorer quelques absences notables, tel Heinrich Neuhaus ou Lazar Berman, ou se demander ce que d’autres font là (le médiatique André Previn, la gentille Mitzuko Ushida…). Il faut tout de même se réjouir de voir rééditer quelques incunables, œuvres de derrière les fagots, comme ici l’une des mélodies oubliées (1920) de Nicolai Medtner.

Emil Gilels (1916-1984) est largement célébré dans cette série. Trois coffrets de 2 compacts, soit plus de six heures d’écoute. Après le premier consacré à une suite de Bach, aux (magnifiques) Images de Claude Debussy, et au 4e concerto de Beethoven, voici Prokofiev, Liszt, Tchaïkovski, Bach revus et corrigés par Siloti (autrement dit Dieu dépoussiéré par un caniche) et Stravinsky. Gilels possédait un répertoire de titan (400 œuvres de Scarlatti à Shostakovitch) et a joué de bien plus grandes musiques que la plupart de celles présentées ici. Qui peut écouter sans rire les tonnes de notes de la Rhapsodie espagnole de Liszt (et même sa 9e rhapsodie) ? Qui peut subir sans grincer des dents la relecture d’un prélude du clavier bien tempéré de Bach par Siloti (n’est pas Andy Warhol qui veut). Reste que, même en jouant les pages jaunes de l’annuaire (ou un truc de Céline Dion), Gilels nous ferait pleurer. L’intensité du son, sa couleur sont uniques. Si Richter (son condisciple au conservatoire de Moscou) est dieu, Gilels est l’homme. A chaque phase, il nous emporte dans un climat personnel, profondément humain, souvent virtuosissime, parfois fragile. A prendre en pleine figure les barbares sonates de Prokofiev et surtout Petrouchka de Stravinsky, on se demande si, en prenant la voie médiane entre l’intègre Richter et le démoniaque Horrowitz, Gilels n’aurait pas trouvé le Graal.